I

« Mais putain, il y a une armée devant les murs, hurla Cendres, et vous croyez que vous allez sortir chasser un animal ? »

Olivier de La Marche fit tourner son grand étalon marron, en évitant les décombres, et répondit à sa question entre ses ordres donnés à la foule des chasseurs. « Damoiselle capitaine, nous chevauchons maintenant. Nous nous devons d’avoir un duc. »

Cendres, en considérant ses traits burinés par les éléments sous sa visière, reconnut un homme capable qui avait beaucoup à organiser, et autre chose, aussi : un élément de détachement qui était, elle s’en rendit compte, omniprésent dans ces rues ravagées.

La Grand-Place bombardée derrière le rempart nord de Dijon devait contenir trois mille personnes, selon un rapide calcul de Cendres, et d’autres arrivaient à chaque minute. Des chevaliers sur leur monture, des archers qui accouraient avec des messages, des chasseurs et leurs piqueurs, des couples et des couples de chiens courants. Mais pour la plupart – elle plissa les yeux face au soleil matinal qui tombait entre les solives calcinées des bâtiments, mouillées et noircies par les flammes – surtout des hommes et des femmes en vêtements ternes. Des boutiquiers. Des apprentis. Des familles de fermiers : des paysans venus chercher refuge hors de la campagne dévastée. Des vignerons et des marchands de fromage, des bergers et des petites filles. Tous emmitouflés dans leurs couches de tuniques, de robes et de manteaux, en laine ravaudée avec soin et boueuse, le visage rouge et blanc sous les pinçons du vent. La plupart la mine solennelle ou distraite. Pour la première fois depuis des mois, nul ne craignait la chute de pierres ou de fer.

Tous étaient silencieux. Seuls les bruits des hommes de Cendres rentrant à pied et à cheval s’entendaient par-dessus le gémissement des chiens de chasse. Sa voix enrouée et le glas unique étaient tout ce qui rompait le silence presque total.

« S’il y a des Bourguignons parmi vos mercenaires, conclut Olivier de La Marche, ils peuvent chasser à nos côtés. »

Cendres secoua la tête. Le hongre bai pâle, abruptement attentif à ses mouvements, dansa d’un pas sur le côté dans la boue et sur les pavés disjoints. Elle en reprit le contrôle. « Mais qui va hériter du duché ?

— Quelqu’un de la lignée royale ducale.

— Mais lequel ?

— Nous n’en saurons rien, tant qu’ils ne seront pas choisis par la chasse du cerf. Damoiselle capitaine, venez s’il vous sied ; sinon, gardez les remparts et veillez à la trêve ! »

Cendres échangea un coup d’œil avec Antonio Angelotti tandis que le représentant du duc allait rejoindre les valets de chiens. « La chasse du cerf… C’est moi qui suis cinglée, ou eux ? »

Avant qu’Angelotti pût répondre, une haute silhouette d’épouvantail s’approcha, repoussant son capuchon en arrière. Floria del Guiz claqua ensemble ses mitaines en peau de mouton pour lutter contre l’aigreur du vent.

« Cendres ! lança-t-elle sur un ton joyeux. Robert a une douzaine d’hommes qui ont besoin de te parler à propos de la chasse. Faut-il qu’il les fasse venir de la tour, ou vas-tu aller les rejoindre ?

— Ici. »

Cendres mit pied à terre, avec un grincement de la selle en cuir et acier. La tension de sa rencontre avec la Faris se libéra, un instant, dans ses muscles douloureux sous l’armure.

Descendue au niveau du sol, elle prit davantage conscience des hommes et des femmes qui se pressaient sur la place. Ils marchaient dans le calme, la plupart sans parler, certains avec des expressions de chagrin. Aux endroits où la dévastation des étroites ruelles sinueuses les forçait à se serrer les uns contre les autres, elle vit comment ils cédaient le passage avec courtoisie, ou présentaient leurs excuses d’un hochement de tête. Les soldats bourguignons, qu’elle s’attendait à voir faire usage de leurs hallebardes pour repousser la foule et en garder le contrôle, se tenaient en petits groupes et observaient le flot d’humanité qui passait devant eux. Certains d’entre eux échangeaient de brefs commentaires avec les paysans.

La plupart des femmes tenaient avec précaution des lampes allumées entre leurs mains.

« Ce silence… Je n’ai jamais rien entendu de pareil. »

Il y avait deux femmes derrière Floria, constata à présent Cendres, l’une d’elles vêtue des robes vertes d’une bonne sœur, et l’autre en hennin sali, d’un blanc terni. Tandis que la presse s’allégeait autour de Cendres et du hongre bai, elle put voir leur visage. La sœur supérieure Siméon, et Jeanne de Châlon.

« Florian… »

Perplexe, Cendres se retourna vers sa chirurgienne.

Florian, qui renvoyait une enfant du train des bagages porter un message, leva les yeux. « Robert dit que la douzaine de Flamands qui sont restés avec nous après la séparation veulent avoir permission de chevaucher avec la chasse. Je vais chasser également. »

Cendres demanda, sceptique : « C’était quand, la dernière fois que tu t’es considérée comme bourguignonne ?

— Peu importe. » Le visage gras et blanc de la sœur supérieure ne considérait pas Cendres avec réprobation, mais avec tristesse, sans condamnation. « Votre docteur a mal été traité par sa patrie ; mais ceci nous rassemble tous. »

Cendres surprit Jeanne de Châlon qui la regardait sans amertume. Les larmes avaient rougi le bord de ses yeux. Ses pleurs ou le vent la faisaient renifler sans cesse. Chose surprenante, elle avait pris Floria par le bras.

« Je n’arrive pas à croire qu’il est mourant », croassa-t-elle. Cendres sentit sa gorge se serrer par sympathie involontaire avec le chagrin visible de cette femme. Jeanne de Châlon ajouta : « Il était notre cœur. Dieu charge de Son plus lourd fardeau Son plus fidèle serviteur… Dieu, dans Sa miséricorde, sait combien il nous manquera ! »

Cendres remarqua soudain qu’à part la sœur supérieure, elle ne voyait pas de prêtres dans les rues. La cloche solitaire continuait à sonner le glas. Tous les prêtres ordonnés devaient se trouver au palais, auprès de Charles agonisant ; et Cendres ressentit une curieuse impulsion : elle eut envie de se rendre là-bas à cheval pour y attendre la nouvelle de son trépas.

« Je suis née ici, dit Floria. Oui, j’ai vécu à l’étranger. Oui, je suis une réprouvée. Mais malgré tout, Cendres, je veux voir choisir notre nouveau duc. Je n’étais pas en Bourgogne, mais à l’étranger, quand Philippe est mort et que Charles a chassé. Je vais le faire, à présent, que… », ses yeux se rétrécirent sous l’effet d’un humour insolent et acerbe, « … que je pense que c’est de la sottise ou non. J’irai quand même ! »

Cendres sentit le vent froid lui rougir le nez. Une goutte de liquide clair dégoulina. Elle déboucla sa bourse pour en extraire son mouchoir et, s’étant donné le temps de la réflexion – le temps de considérer les chasseurs, les archers en livrées du Hainaut et de la Picardie monter en selle ; même Armand de Lannoy, le chevalier français réfugié, qui se tenait prêt avec des palefreniers et un groupe de nobles bourguignons –, Cendres se moucha avec vigueur et déclara : « Je vous accompagne. Robert et Geraint pourront veiller sur la boutique. »

Antonio Angelotti parla du haut de la selle de son gris étique. « Mais si les Wisigoths ne respectent pas la trêve, madone !

— La Faris a des raisons personnelles pour observer cette trêve. Je vous ferai part des informations par la suite. » Le ton de sa voix s’allégea. « Allons, Angeli. Les gars s’ennuient. Je vais leur montrer qu’il n’est pas besoin de rester à l’intérieur de Dijon comme si nous avions la trouille. C’est bon pour le moral !

— Pas s’ils plantent ta tête au bout d’une pique, madone.

— En effet, je ne crois pas que ça améliorerait mon humeur. » Cendres se retourna au moment où la petite messagère, de retour, se faufilait à travers la foule polie, Robert Anselm et nombre d’hommes d’armes à sa suite. « Alors, cette requête ? »

Pieter Tyrrell se tenait derrière Anselm, sa main mutilée dans un gant de cuir spécialement cousu, enfoncée derrière sa ceinture. Sous sa salade d’archer, son visage paraissait blême. Avec lui, Willem Verhaecht et son second de lance, Adriaen Campin, paraissaient également abasourdis.

« On pensait pas qu’il allait mourir, patronne », dit Tyrrell, sans avoir besoin de préciser à qui il faisait allusion. « On aimerait participer à la chasse en sa mémoire. Je sais que c’est un siège, mais… »

Son aîné, Willem Verhaecht, ajouta : « Une douzaine de mes hommes sont d’origine bourguignonne, patronne. C’est par respect.

— C’était un bon employeur », ajouta le second de lance.

Cendres étudia les hommes. Une fraction pragmatique de son cerveau lui disait : Une douzaine d’hommes en plus ou en moins ne nous sauveront pas, si les Wisigoths nous trahissent, et le reste d’elle réagit, dans le pauvre soleil du matin, à l’effet de l’immense foule des gens et du silence presque complet.

« Si tu formules les choses comme ça, fit-elle, oui, c’est du respect. Il savait ce qu’il faisait. Ce qui est plus que je ne peux en dire de la majorité des lamentables salauds qui nous paient. D’accord : permission accordée. Capitaine Anselm, toi, Morgan et Angelotti, vous tiendrez la tour. S’il y a traîtrise, préparez-vous à ouvrir les portes de la ville – nous rentrerons précipitamment ! »

Un petit gloussement d’appréciation courut dans le groupe. Willem Verhaecht se retourna pour organiser ses hommes. La bouche de Robert Anselm se referma en une ligne résolue. Cendres croisa son regard.

« Écoute.

— Je n’entends rien.

— Si. Tu entends leur chagrin. » Instinctivement, Cendres gardait le ton d’une conversation à voix basse. Elle indiqua du doigt l’endroit où, parmi les chasseurs et les chiens, Philippe de Poitiers et Ferry de Cuisance se tenaient auprès d’Olivier de La Marche, tous entourés de leurs hommes, tous tête nue en ce jour d’automne. « Si cette ville veut tenir, il faut un successeur à Charles. S’il meurt et qu’il n’y a personne, alors, tout est fini. Dijon sera tombée demain. »

Par-dessus le vague susurrement de la foule, le glas de la cloche solitaire sonnait clair. Cendres leva les yeux vers les toits pentus. Elle n’apercevait pas le clocher double de l’abbaye. Ils sont en train de lui donner l’extrême onction, de lui administrer les derniers sacrements.

L’expectative lui irritait la nuque, l’attente du deuxième et dernier glas. Mort avant midi, selon le chasseur. Et on doit avoir déjà passé la quatrième heure de la matinée, maintenant…

« Et la Faris ? bougonna Robert Anselm.

— Oh ! Elle envoie une escorte accompagner la chasse, répondit Cendres avec malice.

— Une escorte ? » Le mufle taurin, mal rasé, d’Anselm parut stupéfait. Il secoua la tête pour chasser cette réponse. « C’est pas ce que je voulais dire. Quand il mourra… est-elle la fille de Gondebaud ? Peut-elle opérer un miracle ?

— Je ne crois pas qu’elle le sache elle-même.

— Et toi, ma fille, le sais-tu ? »

Le hongre pâle donna un coup de tête dans les spallières de Cendres. Elle leva distraitement la main pour lui flatter fermement le museau. Il lui chatouilla des lèvres le gantelet.

« Roberto… Je n’en sais rien. Elle entend les Machines sauvages. Elles lui parlent. Et si elles lui parlent… » Elle ramena son regard vers les yeux bruns de Robert Anselm, sous des sourcils froncés, soucieux. « Si elles m’ont fait tourner les talons et marcher vers elles… alors, quelles que soient les capacités de la Faris, elles peuvent la contraindre à les mettre en œuvre, également. » Il ne reste plus d’ultimes haies fleuries dans cet automne ravagé, mais elle sent un parfum de branches de conifères, et la résine de pin : la moitié des hommes et des femmes dans la foule portent des guirlandes vertes fabriquées de leurs mains. Cendres se tient où elle s’est si souvent trouvée auparavant, dans un groupe de ses officiers, de visages familiers, de chevaux tenus par les palefreniers de la compagnie, des hommes d’armes en livrée au Lion qui se regroupent et échangent leurs équipements.

Tout est différent, maintenant.

Ils la regardent avec plus de sérieux qu’ils ne lui en accorderaient au matin d’une bataille.

« La Faris a peur. Je l’ai peut-être suffisamment effrayée pour la renvoyer jusqu’à Carthage – mais je n’en sais rien », déclara Cendres, pensive. « Elle a entendu les Machines sauvages dire : L’hiver ne couvrira pas le monde entier, à moins que la Bourgogne ne tombe. Mais c’est sous le Crépuscule éternel qu’elle a vécu… je ne sais pas si elle comprend vraiment qu’elles veulent que tout devienne noir, glacé et mort. »

Son regard monta au-dessus de la foule silencieuse et des toits démolis, vers le soleil, pour se rassurer.

« Elles m’ont contrainte. Pas elle. Elle croit que ça ne peut pas lui arriver. Alors, je ne sais pas si elle pourra se forcer à s’en prendre au Golem de pierre. Même en sachant désormais que c’est le seul moyen de l’atteindre, pour les Machines sauvages. » Robert Anselm acheva sa pensée : « C’est de cela qu’elle a dépendu, pendant dix ans, sur le champ de bataille.

— C’est sa vie. » Le visage balafré de Cendres se tordit en un sourire. « Et ce n’est pas la mienne. Pour ma part, j’exploserais ce Golem – mais je ne suis pas là-bas. Ça ne me laisse donc pas beaucoup d’options. »

Son esprit recouvrant sa stabilité, elle se retrouva avec un plan qui se mettait rapidement en place sous l’impulsion de cette exigence. « Robert, Angeli, Florian. J’ai dit à la Faris qu’un duc en valait bien un autre. Mais je peux me tromper. Si les Machines sauvages n’ont besoin que de la mort de Charles –, alors, nous allons découvrir ce que cela signifie. »

Cendres, au prix d’un effort, ignora la foule silencieuse.

« Espérons que toute l’attention des Wisigoths est tournée vers cette chasse. Au diable, l’accompagnement de la chasse – je vais conduire un groupe de frappe. Une fois que nous serons sortis du secteur, nous allons fausser compagnie à la chasse, revenir au camp goth et tenter de tuer la Faris.

— On est morts, assena brutalement Anselm. Même si tu prenais toute la compagnie, on n’arriverait pas à traverser des milliers d’hommes ! »

Cendres, sans le moins du monde le contredire, déclara avec autorité : « D’accord : on va prendre toute la compagnie – tous ceux qui ont une monture, au moins. Roberto, la Faris peut déclarer une trêve, mais une mutinerie armée pourrait éclater là-bas avant midi. La chasse pourrait tourner au massacre. Si nous voulons tuer la Faris…, ce sera notre unique occasion de sortir de l’enceinte et d’essayer. »

Anselm secoua sa tête de taureau. « Au cul, la trêve. À leur place, je tuerais tous les nobles bourguignons qui passeront la tête dehors, si j’étais commandant goth. La Marche se figure qu’il peut sortir et rentrer comme un rat dans une canalisation !

— Toute cette chasse est de la folie, dit Cendres en baissant la voix sous le glas de la cloche unique. Ce qui est très bien. La confusion va œuvrer à notre avantage. Mais je commencerais à prier, à ta place. » Un bref sourire. « Roberto, je vais prendre des hommes triés sur le volet, uniquement des volontaires.

— Les pauvres couillons ! » Robert Anselm jeta un coup d’œil vers les capitaines du Lion en train de répartir leurs hommes en unités, sur la place. « Ceux que tu as amenés à Carthage. Ils se prennent vraiment pour des héros, désormais. Ils oublient qu’ils se sont fait botter le train. Et ceux qui sont restés ici, ils sont persuadés qu’ils ont raté quelque chose, donc ils ne tiennent plus en place à l’idée d’en découdre. Ils vont s’imaginer que tu as un plan. »

Sensible aux non-dits, Cendres annonça : « J’avais prévu de laisser Angelotti commander ici ; les artilleurs ont besoin qu’on les garde sous contrôle. Je pense que les fantassins également ont besoin d’un officier… peut-être que tu devrais rester à Dijon, toi aussi, et ne pas te porter volontaire pour m’accompagner maintenant. »

Elle s’attendait à une protestation, du genre : Que Geraint ab Morgan s’en charge ! Anselm se borna à jeter un regard en direction des portes de la ville et signifia d’un hochement de tête son accord.

« Je placerai un guetteur sur les remparts, grogna-t-il. Dès que je vous vois attaquer le camp, nous tirons d’ici, pour ajouter au désordre. Au diable, la trêve. Autre chose, ma fille ? » Son regard se détourna de celui de Cendres.

« Non. Trie toutes les montures que tu pourras pour les hommes qui m’accompagnent. »

Cendres se tint sous le faible soleil, en regardant Roberto s’éloigner ; un homme à la large carrure, en plate anglaise, avec son fourreau qui battait contre son armure de jambes, au rythme de sa marche.

« Roberto refuse une occasion de combattre ? » s’enquit Floria, incrédule, à côté d’elle.

« J’ai besoin de quelqu’un avec de la cervelle pour rester en ville. »

La chirurgienne lui jeta un coup d’œil fugace, cynique. Elle ne dit pas : Il a perdu son cran, mais Cendres le lut sur son visage.

« Il va s’en remettre, dit-elle avec douceur. Ça nous arrive à tous. Je n’ai pas des nerfs d’acier, en ce moment même. C’est peut-être les sièges qui font cet effet. Laisse-lui un jour ou deux.

— Si ça se trouve, on ne disposera pas d’un jour ou deux. » Floria se mordit la lèvre. « Je t’ai vue parler avec Godfrey. Je t’ai vue rebrousser chemin sous l’empire des Machines – on l’a tous vu. Je le sais aussi bien que le reste de ces pauvres gars : nous n’avons peut-être plus qu’une heure, désormais. Nous ne savons pas combien de temps il reste avant que ça n’arrive. »

Une froideur familière isolait Cendres. « J’accomplirai ça sans Robert. Il sait que ce que j’envisage pourrait tourner à l’aller simple. J’ai besoin d’avoir avec moi des gens qui le savent – et qui viendront quand même. »

À l’autre bout de la place, l’horloge de la ville sonna dix heures. Son carillon martela le silence. Cendres vit des gens déballer du pain de mouchoirs sales, s’asseoir et manger sur les décombres accumulés de briques et de meubles, tout cela exécuté dans une optique pratique, retenue, révérencieuse.

Floria referma les doigts sur la main de Cendres dans son gantelet en métal froid. Elle dit, comme si cet effort était soudain trop grand : « Ne fais pas ça. Je t’en prie. Tu n’es pas obligée. Laisse vivre ta sœur. Il y aura un autre duc dans une heure ou deux. Tu vas te faire tuer sans raison. »

Cendres tourna la main pour pouvoir saisir celle de la jeune femme, avec précaution, entre métal et drap. « Hé ! Je passe ma vie à risquer de me faire tuer sans raison ! C’est mon boulot.

— Et j’en ai marre de te rafistoler ! » Floria fit la grimace. En dépit de la crasse qui soulignait ses traits, elle paraissait très jeune : un adolescent enveloppé dans un justaucorps et une cotte, avec des coulées de cire qui maculaient le devant de son manteau. Elle embaumait les herbes médicinales et le sang séché. « Je sais que tu dois le faire. Et que tu as peur. Je le sais. Tu ne parles pas à Godfrey non plus.

— Non. » L’idée de parler, ou d’écouter, desséchait la bouche de Cendres. Dans cette partie d’elle-même qu’elle avait partagée pendant une décennie, régnait une tension croissante, une oppression, comme la sensation d’étouffement qui précède la tempête. La présence silencieuse des Machines sauvages.

« Au moins, assiste au choix du duc, avant de tenter un suicide militaire ! » La voix de Floria était bougonne, avec un humour noir et abrasif. « Il y aura autant de désordre dans leur camp après qu’avant. Davantage, peut-être. Si ça se trouve, ils seront encore moins sur leurs gardes. Allons, ne me raconte pas que tu n’as pas envie de voir La Marche devenir duc ? »

Réagissant à son humour, à cette tentative évidente de la jeune femme pour maîtriser sa propre émotion, Cendres répondit d’un ton léger : « Je croyais que personne ne savait qui était choisi ? »

Floria lui pressa fermement la main et la lâcha. D’une voix lourde, elle répondit : « En principe, non. En principe, toute personne de sang ducal est éligible. Bon Dieu, à la façon qu’ont les familles nobles de se marier entre elles, ça couvre à peu près toutes les familles armoriées entre ici et Gand ! »

Cendres jeta un coup d’œil du côté d’Adriaen Campin, qui procédait à une dernière inspection d’équipement pour les autres Flamands de Verhaecht. « Hé, dis donc, on a peut-être le prochain duc de Bourgogne qui chevauche avec notre compagnie ! »

La remarque fit s’essuyer les yeux à Floria et elle esquissa un sourire cynique. « Et peut-être qu’Olivier de La Marche n’est pas un candidat militaire noble d’expérience. Allons donc. Qui crois-tu qu’ils vont choisir ?

— Tu veux dire que lorsqu’ils vont ouvrir le cerf pour lui regarder les entrailles, ou je ne sais trop ce qu’on fait en pareil cas, on va y lire l’inscription Messire de La Marche, en capitales enluminées ?

— C’est à peu près ça, je suppose.

— Ça facilite bien la vie. » Cendres secoua la tête. « Pourquoi se donner tout ce mal à chasser une bestiole, bordel !

Christus, je ne comprendrai jamais les Bourguignons… à l’exception des gens ici présents, bien entendu. »

Quand elle regarda Floria, ce fut pour voir la jeune femme lui sourire, les yeux chaleureux, en s’essuyant le nez avec un chiffon sale.

« Tu ne comprends strictement rien. » La voix de Floria tremblait. « Pour la première fois de ma vie, j’aimerais savoir comment tailler quelqu’un en pièces avec tes saloperies de hachoirs à viande. Je veux chevaucher avec toi, Cendres. Je ne veux pas te voir partir sur cette idée suicidaire, stupide, et ne pas être là…

— Je préférerais jeter une souris dans une roue de moulin. Tu aurais à peu près autant de chances.

— Et quelles chances as-tu, toi ? »

Que ce matin – les nuages qui s’effilochent au nord, la fin des bourrasques de neige ; le soleil, cru et blanc au sud ; l’air empli des senteurs des branches de pins cassées –, que ce puisse être la dernière matinée qu’elle verra, il n’y avait là rien de neuf pour elle. Mais ce n’était jamais vieux non plus, jamais une chose à laquelle on s’habituait. Cendres prit une forte inspiration, dans des poumons qui semblaient secs, glacés et étreints par la peur.

« Si nous réussissons à éliminer la Faris, ça va être le chaos absolu. Alors, je ferai sortir les gars à la faveur du désordre. Écoute, tu as raison, c’est d’une stupidité suicidaire, mais ce ne sera pas la première entreprise qui réussit simplement à cause de ça. Personne là-bas ne s’attend à ce que quiconque fasse une telle chose. »

Elle tendit rapidement la main alors que Floria tournait les talons pour partir à grandes enjambées, et la retint par le bras.

« Non. Voilà où ça devient difficile. Tu ne vas pas t’en aller pleurer dans un coin. Tu vas rester ici avec moi et donner l’impression qu’on sait que ça va réussir.

— Bon Dieu, t’es dure, comme garce !

— Ça te va bien de parler, chirurgienne. Tu bourres mes gars d’opium et de ciguë[61], et tu leur coupes bras et jambes sans y réfléchir à deux fois.

— Sûrement pas.

— Mais tu le fais. Tu les recouds… en sachant qu’ils retourneront vers ça. »

Après un silence, Floria marmonna : « Et tu les diriges, en sachant qu’ils ne le feraient pour personne d’autre. »

Un afflux d’activité parmi les nobles bourguignons fit tourner la tête à Cendres. Elle vit des seigneurs et leurs escortes monter en selle, sur les canassons et les palefrois que trois mois de siège avaient laissés dans la ville : une bucine résonna, et une trompe de chasse par-dessus ce son aigre. Sur toute la place, les gens commencèrent à se remettre debout.

Dans la partie de son âme à l’écoute, d’anciennes voix marmonnèrent, juste au-dessus du seuil de l’audible.

Sur un ton décidé, Cendres déclara : « Très bien… mais reste avec la chasse, Florian, où il n’y a rien à craindre. Je m’en détacherai dès qu’on aura sonné la vue. Je ne peux pas attendre que la chasse soit terminée pour attaquer. On ne peut plus rien attendre, désormais. »

En sortant à cheval à travers le zigzag des tranchées de siège, Cendres ressentit des démangeaisons sur sa nuque. Des détachements silencieux de Wisigoths se tenaient là et les regardaient passer.

Elle pivota sur sa selle de guerre. Noire et massée comme autant de fourmis, une compagnie de lanciers wisigoths emboîta le pas de la cavalcade.

« Une saloperie de chasse minable, ça va être », maugréa Euen Huw.

Un souvenir tactile s’impose immédiatement à Cendres : il y a six mois, la chevauchée qui quittait Cologne pour le siège de Neuss, au rythme nonchalant de l’empereur du Saint Empire romain, et leur arrêt pour une journée de chasse. Frédéric III avait fait dresser dans la forêt les tables pliantes de rigueur, drapées de nappes en lin blanc, pour que ses nobles puissent y prendre leur petit déjeuner à l’aube. Cendres s’était empiffrée de pain blanc, tandis que les valets de chiens revenaient de leurs diverses quêtes et déballaient, des revers de leurs justaucorps, des fumées[62] qu’ils disposaient sur le tissu, chacun débattant des mérites de sa bête particulière.

Le chaud soleil de juin et les forêts germaniques s’effacèrent de sa mémoire.

« Si y trouvent pas un cerf rapidement, vous voyez, ajouta le capitaine gallois, y aura pas de chasse du tout. On aura effrayé tout le gibier à des lieues à la ronde ! »

Il avait le regard fébrile. Cendres, sans faire mine d’observer, couvrait du regard Euen Huw, Thomas Rochester et Willem Verhaecht, l’escorte armée qui chevauchait avec elle et sa bannière, et les cinquante hommes à elle qui les suivaient.

Réunir ne serait-ce que cinquante chevaux entraînés au combat avait été une performance.

Y a-t-il assez d’hommes ? Pouvons-nous nous forcer un passage dans leur camp avec cela ?

« Guettez mon signal, dit-elle brièvement. Écartez-vous par lances dès que nous serons sous le couvert des arbres. »

Et espérons qu’on pourra partir sans que l’alerte soit donnée.

Le vent, hors les murs de Dijon, soufflait froid depuis les deux rivières. Le soleil clignotait sur les casques wisigoths – cet étonnant soleil, encore nouveau, encore bienvenu. Cendres portait sa cotte par-dessus son harnois, la laine épaisse ceinturée à la taille pour que les bras ne soient pas gênés. Le pâle soleil se reflétait également sur les armures de ses hommes, et sur les rouges et bleus opulents et crasseux des livrées bourguignonnes, à quelques mètres en avant.

Ténu, dans l’air froid, le bruit du battant contre la cloche frappait, solitaire.

« J’entends la cloche de l’abbaye, patronne, dit Thomas Rochester. Chariot est encore des nôtres.

— Pas pour longtemps. Notre chirurgienne s’est entretenue avec le sien… Il est dans le coma… depuis matines… » En voyant La Marche s’arrêter, à l’orée des arbres, Cendres tira sur les rênes, retenant le bai pâle avec un juron. Des gens silencieux à pied gênaient les chevaux : paysans, villageois, chasseurs. Un gémissement inquiet montait des chiens.

« Attendez ici. » Elle poussa le hongre vers l’avant accompagnée uniquement par Thomas Rochester et une lance d’escorte. Le délégué du duc avait mis pied à terre. Il se tenait, entouré par une douzaine d’hommes avec des limiers silencieux au museau camus.

« Foutus Bourguignons. C’est mon grand-père qu’il faudrait, ici, bougonna Thomas Rochester. On avait coutume de dire, patronne, que si on lui montrait une fumée, il pouvait vous dire si la bête était jeune ou vieille, mâle ou femelle. Tout ça à partir d’une crotte. Une qu’est longue et noire, c’est un dix-cors. Voilà ce qu’il disait. »

Cinquante hommes, c’est très loin d’être suffisant. Mais les fantassins ne pourraient tenir l’allure. Cinquante cavaliers, moyens et lourds ; nous avons besoin de faire une percée dans le camp – il faut que je sache comment elle a déployé ses hommes, où elle est…

Elle se mordit la lèvre, à une fraction de seconde de s’adresser à haute voix par réflexe à la machina rei militaris.

Non ! Pas au Golem de pierre, pas à Godfrey ; parce que les Machines sauvages sont là, je peux sentir leur présence…

Une pression qui allait en enflant dans son âme.

Et de toute façon, la Faris ne rendra pas de rapport par le truchement du Golem de pierre.

« Donc, c’est l’opinion générale ? » demanda Olivier de La Marche. L’homme carré, en armure, ressemblait à quelqu’un qui aurait nettement préféré organiser un tournoi ou une guerre. Cendres se demanda en passant si le représentant du duc serait un duc capable de garder sous son contrôle un pays envahi : guerre là-bas, guerre en Lorraine, guerre en Flandre…

Le valet de chien à barbe blanche jeta un coup d’œil circulaire sur ses camarades pour avoir confirmation. « C’est vrai, messire. Nous sommes sortis à pied dès avant l’aube. Vers l’aval, dans les plaines, à l’est et à l’ouest des collines. Au nord-ouest, jusqu’aux forêts. Tous les buissons sont creux. Toutes les fumées sont anciennes. Il n’y a plus de bêtes.

— Oh, quoi ! » explosa Cendres dans sa barbe. Elle risqua un regard en arrière. Pas plus de cinq cents mètres à l’extérieur du camp wisigoth : trop tôt pour s’esquiver.

Mais s’il ne doit pas y avoir de chasse…

Olivier de La Marche fit des allées et venues d’un pas lourd et leva les deux mains, dans une demande inutile pour obtenir le silence. Il beugla : « La quête n’a pas trouvé d’animal ! La terre est vide !

— Évidemment, bordel, qu’elle est vide ! » gronda Thomas Rochester, s’exaspérant lui-même. « Merde, patronne, réfléchissez ! Y a une armée qui est plantée ici, bordel ! Les enturbannés ont probablement bouffé depuis des mois tout ce qui était aux alentours ! Patronne, vous pouvez laisser tomber, ça va jamais se faire. »

Des hommes et des femmes qui les entouraient, comme le répons marmonné d’une messe, plusieurs voix reprirent en écho : « La terre est vide. »

Olivier de La Marche remonta seul en selle dans un tintamarre d’armure. Cendres l’entendit donner des ordres aux chasseurs.

« Renvoyez les limiers. Nous n’aurons pas de piste à suivre. Amenez les lévriers. Envoyez les relais de lévriers au nord. » Il éleva la voix. « Au nord, dans la forêt sauvage ! »

Un tourbillon de gens dépassa Cendres. Le hongre bai pâle piaffa, manquant de ruer ; et elle en reprit le contrôle à temps pour voir tous les hommes, les femmes et les enfants à pied déferler, dans le sillage des nobles bourguignons à cheval. L’étendard noir de la compagnie wisigothe dansait en arrière-garde. Elle vit nombre de cavaliers avec les lanciers : des archers à cheval.

Des archers. Merde.

« Allons-y ! » Elle leva le bras et le tendit d’une saccade en avant. Le bai vira, et elle le ramena à hauteur des soldats et des archers montés du Lion, chevauchant à côté de sa bannière et d’Euen Huw.

« On va où, patronne ? » demanda Thomas Rochester.

Cendres énonça des ordres précis. « Au nord. Dirigez-vous vers les arbres. Une fois à couvert, écartez-vous du groupe ; ensuite, rendez-vous au gué sur la rivière de l’ouest. »

Les Flamands de Verhaecht poussèrent en avant, si bien que Cendres chevaucha à l’arrière de la compagnie, parmi des visages connus. Un adolescent maigre détourna la tête : elle reconnut Rickard, à qui elle avait interdit de chevaucher pour cet assaut, et elle ne dit rien – trop tard, désormais.

« C’est idiot ! », fulmina Rochester, en chevauchant à ses côtés. « Comment peut-il faire donner les chiens, alors qu’il ne sait pas de quel côté la bête va courir ? En plus, il n’y a pas d’animal ! Comment peuvent-ils chasser, alors qu’il n’y a pas de proie, patronne ? »

Avec une jovialité automatique, Cendres répliqua : « Ils sont comme ça, les Bourguignons. »

Un petit rire courut parmi les cavaliers. Elle perçut leur appréhension, l’exaltation première de leur audace commençant à se dissiper. Elle leva les yeux vers sa bannière. Il y a une chance raisonnable pour qu’ils ne me suivent pas dans cette aventure. C’est du meurtre. Est-ce que je peux atteindre la Faris toute seule ? Retourner en arrière, me constituer prisonnière, introduire un poignard subrepticement… non. Non. Elle sait qu’elle est la cible.

Incitant le hongre à traverser, elle se déporta vers les bords de sa compagnie, jusqu’à l’endroit où des dames portant coiffes matelassées et voiles chevauchaient en amazone sur des palefrois faméliques. Le gris étique et trapu de Floria se détachait comme un mercenaire dans une église. La chirurgienne donna des éperons pour venir à elle, quittant le côté de Jeanne de Châlon.

« Qu’est-ce qu’on fait ? lui lança Cendres.

— J’en sais foutre rien ! » En s’approchant, ignorant les regards scandalisés de la foule à pied, Floria baissa la voix. « Ce n’est pas à moi qu’il faut demander, mais à La Marche. Il est Maître de la Chasse sur ce coup-là ! On est en novembre, ma vieille. On ne trouvera même plus un freux par ici. C’est de la folie !

— Où est-ce qu’il nous entraîne ?

— Au nord-est, en amont. Dans la forêt sauvage. » Floria tendit le doigt, de sa selle. « Là-haut, en avant. »

La tête de la colonne avait déjà atteint la lisière, vit Cendres, et chevauchait entre les arbres dénudés, les branches brunes nettes contre le ciel pâle. Elle ralentit l’allure du hongre quand ils commencèrent à arriver entre des souches d’arbres. Des écorces entaillées exposaient un bois pâle et suintant. Une odeur de fumée montait de quelques feux de camp ; sur une souche était encore plantée une hache en train de rouiller. Des ramasseurs de bois, charbonniers et gardiens de porcs qu’elle se serait attendue à voir, en temps de paix, il n’y avait aucune trace. Disparus, depuis des semaines, changés en réfugiés.

« Là », dit Floria, comme si elle avait compris ce que cherchait Cendres.

À l’endroit qu’elle indiquait du doigt, des hommes en coiffe noire, tuniques de laine trempée et jambes nues marchaient avec les chasseurs, discutant vivement avec les hommes tenant les paires de lévriers en laisse. Un vieillard râblé portait une lampe, à la flamme quasiment invisible dans le soleil.

Cette lisière cultivée de la forêt était tout en charmes, réduits à de maigres arbrisseaux, larges d’un pouce, en frênes, pour fabriquer des douves de barrique, et en noisetiers, pour leurs noisettes à la saison. La totalité des branches noires d’hiver étaient également dénudées. Les dernières châtaignes et feuilles pendaient à des arbres plus épais. Cendres baissa les yeux pour amener le hongre à contourner une souche, leva le regard et découvrit qu’elle avait perdu les marcheurs et les cavaliers en bordure de la cavalcade dans la multiplicité des maigres taillis. Les sabots des chevaux sonnaient de façon plus douce sur l’humus de feuilles et la mousse boueuse.

En avant, avec la bannière d’Olivier de La Marche, le chasseur barbu porta sa trompe à ses lèvres. Un appel fracassant traversa les bois silencieux et remplis de monde. Des piqueurs se penchèrent vers les laisses des chiens courants, les découplèrent ; et un beuglement monta : « Au coûte, au coûte ! »

Un autre piquier apostropha ses chiens par leur nom : « Marteau ! Clerre ! Ribanie ! Bauderon ! »

La sœur supérieure des Filles de pénitence enfonça les talons dans son palefroi et dépassa prestement Cendres : « Hé ! Vay-la ! Vay-la !

— Au coûte ! » cria Jeanne de Châlon d’une voix essoufflée. Sa petite jument couleur de blé enfonça les talons, parmi les chutes de branchages, sous les châtaigniers et les chênes. La femme adressa à Floria un geste énergique. « Chevauche pour nous ! Sois mon témoin !

— Oui, ma tante ! »

Une vague d’hommes qui couraient les sépara des cavalières et la bête étique de Floria vint se presser tout contre la croupe du hongre de Cendres. Le cœur battant, celle-ci faillit céder et piqua en direction des arbres coupés et du sol inégal dans le sillage des Bourguignons, captivée par la chasse. Elle inclina son poids vers l’avant, en se retournant vers Thomas Rochester, Willem Verhaecht et les hommes.

« Entrez parmi les arbres ! » leur cria-t-elle. Un coup d’œil au sud lui montra de nouveaux cavaliers, d’autres hommes qui couraient à pied, et la bannière wisigothe qui s’engageait tout juste à la lisière du bois.

Floria glapit : « Au coûte ! » pour les chiens, qui se déversaient à travers buissons et ronces, et tira à regret sur les rênes à hauteur de Cendres, les joues rougies. Des branches nues frottaient ensemble au-dessus de leur tête, grinçant de façon audible par-dessus le cliquetis des harnais et la course des pas. Le hurlement aigu des chiens courait en tête. La presse d’hommes et de femmes qui arrivaient de l’arrière obligea Cendres à prendre le trot, se baissant sous les branches basses, prudente sur le sol accidenté.

Floria, derrière elle, lança : « Mais qu’est-ce qu’ils croient qu’ils ont trouvé ?

— Si tard dans la journée ? » Cendres indiqua d’un coup de pouce le soleil, bas à travers les branches derrière eux, proche du milieu de la matinée. « Rien ! Il ne reste plus un foutu lapin entre ici et Bruges. Va de l’avant avec ta tante.

— Je vais chevaucher avec toi… Je partirai en avant dans une minute…

— Thomas. » Cendres fit un signe. « Commence a les faire partir. Une lance à la fois. Au nord, d’abord, ensuite vers l’ouest, à travers bois. »

L’homme d’armes hocha la tête, faisant difficilement tourner sa monture entre des masses sèches de ronces et de verge d’or, et rejoignit d’un coup d’éperon la cavalcade de la compagnie. Elle l’observa durant les quelques secondes nécessaires pour le voir approcher des chefs de lance.

« Florian. » Elle vérifia la position de sa bannière, les derniers représentants de la foule qui courait parmi les houx, les charmes et les chênes, l’étendard des Wisigoths – hors de vue, resté quelque part à l’orée du bois. « Fous-moi le camp là-bas, avec les chasseurs. Quand tu rentreras en ville, prépare tout ce qu’il faut pour les blessés. »

La chirurgienne l’ignora. « Ils reviennent ! »

Une foule d’hommes à pied et à cheval les croisa, les paires de chiens tirant sur les laisses des piqueurs, avançant trop vite pour le sol accidenté sous leurs pas. Repoussée vers un fourré de houx, Cendres inclina son poids vers l’avant et tira sur les rênes.

Le hongre pâle tourna. Cendres déplaça son poids en arrière, ses tassettes glissant sur ses cuissardes, et fit virer le cheval. À part le sergent de Rochester avec sa bannière, à un mètre ou deux sur son flanc, tous les cavaliers et les gens à pied autour d’elle à présent étaient des inconnus. Elle risqua un coup d’œil à l’extrême droite – pour voir des dos d’hommes en livrée au Lion s’éloigner de ce côté-là dans des futaies plus denses – et un autre regard derrière elle.

Deux lourds cataphractes en armure d’écaille, qui étincelaient dans la lumière oblique sous les arbres, chevauchaient tout près derrière, l’étendard de la compagnie wisigothe enchevêtré quelque part dans les branchages derrière eux, et une cinquantaine au moins de soldats serfs armés de lances en train de courir à pied en compagnie des cavaliers.

« Ils n’ont rien à faire, ici ! » déclara sur sa droite une voix pincée. Cendres, se retournant sur sa selle, se retrouva à côté du palefroi de Jeanne de Châlon. « Vous non plus, d’ailleurs ! » ajouta la femme, d’un ton qui, sans être hostile, exprimait sa désapprobation.

Cendres ne voyait plus désormais la sœur supérieure Siméon, ni Floria, dans la foule. Elle tint les rênes du hongre étroitement serrées tandis qu’il roulait de l’œil, amenant ses sabots sur l’accotement qui descendait en douceur devant elles.

« Mieux vaut espérer que la chasse ne reviendra pas de ce côté ! » Cendres sourit à dame Châlon et indiqua d’une saccade du pouce vers l’arrière la troupe de serfs qui les dépassaient en courant, à travers ronces et souches. « Qu’adviendra-t-il de la Bourgogne, si c’est un Wisigoth qui tue le cerf ? »

La bouche pincée de Jeanne de Châlon se serra encore plus étroitement. « Ils ne sont pas éligibles. Vous non plus, vous n’avez pas une goutte de sang bourguignon dans les veines ! Cela n’aurait aucune signification : il n’y aurait pas de duc ! » Cendres fit arrêter le hongre pâle. L’eau coulait noire sous les arbres dépouillés. Un soleil pâle, au-dessus, envoyait sa lumière blanche à travers les hautes ramures. En avant, des hommes avec des chausses crottées jusqu’aux cuisses, et des femmes avec des braies remontées en jupes et noires à l’ourlet, attendaient patiemment de traverser un petit ruisseau. D’un coup de pouce, Cendres remonta encore plus haut la visière de sa salade.

Une odeur forte l’assaillit. Composée de cheval – le hongre pâle qui suait, en piaffant dans les foules mouvantes de paysans –, de fumée venue de lointains feux de bois et de l’odeur de gens qui se baignent peu et travaillent à l’extérieur ; une sueur âcre, sans reproche. Des larmes lui piquèrent les yeux et elle secoua la tête, sa vision se brouillant, en se disant : Pourquoi ? Qu’est-ce que…

Qu’est-ce que ça me rappelle ?

C’est une image de vieux bois qu’elle a en tête, un bois pâli jusqu’à l’argent, desséché et fendu par un été après l’autre en plein air. Une rambarde de bois, près d’une marche.

Un des grands charrois couverts, avec des marches posées dans l’herbe : la terre foulée aplatie devant lui, et l’herbe qui grandit entre les rayons des roues.

Un camp, quelque part. Cendres y associe brièvement dans sa bouche une sensation gustative : du pissenlit fermenté, de la fleur de sureau, dilués à une concentration infinitésimale, mais suffisante pour assurer que l’eau est potable pour un enfant. Elle se souvient d’avoir été assise sur les marches du charroi, la grande Isobel – qui ne devait être elle-même qu’une enfant, quoique son aînée – la retenant sur son genou, et elle, la petite Cendres, se tortillant pour qu’on la dépose, afin de courir avec le vent qui décoiffait les herbes entre les alignements de tentes.

L’odeur de la cuisine, venue des feux de camp ; l’odeur des hommes qui transpirent après l’entraînement aux armes ; l’odeur que prennent la laine et le drap quand on les a battus contre une berge de rivière et qu’on les a pendus au grand air pour les faire sécher.

Permettez-moi de retourner là, se dit-elle. Je ne veux pas me charger de tout cela ; je voudrais simplement vivre à nouveau de cette façon. Dans l’attente du jour où l’entraînement deviendra la vraie guerre, et où toute peur disparaîtra.

« Ah ! Ça va là ! »

Les chiens donnèrent de la voix, quelque part, loin en avant dans le bois. La foule au ruisseau se rua en avant, l’eau giclant en gerbes. Le sergent et la bannière de Cendres avaient disparu. Elle jura, déboucla la sangle jugulaire et arracha sa salade. Elle repoussa ses cheveux taillés court pour se dégager les oreilles, inclina la tête et écouta.

Un brouhaha confus de chiens résonnait entre les arbres.

« Ce n’est pas une piste, ça… ou alors, ils l’ont encore perdue. » Cendres s’aperçut qu’elle parlait dans le vide : la Châlon avait disparu dans la foule.

Des troupes de serfs wisigoths déferlèrent dans un martèlement, de part et d’autre d’elle ; la plupart ne portaient qu’un casque et une tunique de drap sombre, couraient pieds nus et ensanglantés sur le sol de la forêt. La peau de Cendres fut parcourue de frissons sur toute la surface de son corps. Elle n’osa pas porter la main à son épée de monte. Elle resta assise, établie, tête nue, en attente, ses oreilles guettant dans le vent froid le bruit d’un arc…

« Christ Vert ! » s’exclama une voix au niveau de son étrier.

Cendres baissa les yeux. Un Wisigoth en casque rond d’acier avec une nasale, une arquebuse mollement tenue d’une main sale, s’était arrêté et la contemplait, tête levée. Des bottes et une cotte de mailles indiquaient son statut d’homme libre ; ce qu’elle distinguait de son visage d’âge mûr et maigre était tanné par les éléments.

« Cendres, dit-il. Bon Dieu, ma fille, c’est bien de toi qu’ils parlaient. »

Dans le flot de gens, personne ne les remarqua, le hongre de Cendres reculant à l’abri d’un hêtre qui portait quelques dernières feuilles mortes encore recroquevillées comme des chrysalides sur ses branches. L’officier monté wisigoth était trop occupé à gueuler pour rétablir un ordre approximatif parmi ses hommes et leur faire évacuer la piste des chiens.

En alerte, en sécurité sous son armure, elle cala sa salade sous un bras et regarda depuis sa haute selle. « Tu es un des esclaves de Léofric ? Est-ce que je t’ai rencontré à Carthage ? Tu es un ami de Léovigild ou de Violante ?

— Est-ce que j’ai la voix d’un Carthaginois, bordel ? » La voix rauque de l’homme exprimait son indignation et son amusement. Il ajusta son arquebuse sous un bras pour lever les mains, en retirant son casque. De longues mèches de cheveux blancs croulèrent autour de son visage, entourant une tonsure qui occupait presque tout le sommet de son crâne, et il repoussa en arrière d’une main veinée ses cheveux blanc jaunâtre. « Bon Dieu, ma fille ! Tu ne te souviens pas de moi ? »

Le hurlement des chiens s’estompa. Les centaines de gens auraient tout aussi bien pu ne plus être là. Cendres scruta ces yeux noirs sous des sourcils teintés de jaune. Une totale familiarité, associée à une totale ignorance, la réduisait au silence. Oui, je te connais, mais comment puis-je connaître quiconque de Carthage ?

D’une voix éraillée, l’homme lui dit : « Les Goths engagent des mercenaires, eux aussi, ma fille ; ne te laisse pas abuser par ma livrée. »

Des lignes profondes creusaient les côtés de sa bouche, ridaient son front ; l’homme devait avoir la cinquantaine ou la soixantaine, de la bedaine sous la maille, des dents gâtées et un chaume de barbe blanc qui lui piquetait les joues.

Le gouffre qu’elle sentit s’ouvrir autour d’elle n’était, elle le comprit, que le passé ; la longue chute qui la ramenait à l’enfance, lorsque tout était différent, et que tout arrivait pour la première fois. « Guillaume, dit-elle. Guillaume Arnisout. »

Il s’était ratatiné, et pas simplement parce qu’elle se tenait à une telle hauteur au-dessus de lui. Il devait avoir des cicatrices et des blessures dont elle ne savait rien, mais il avait tellement peu changé – même avec des cheveux blancs, même vieilli –, ressemblait tant à l’artilleur qu’elle avait connu au Griffon-sur-l’or, qu’elle en eut le souffle coupé : elle était assise, plongée dans le silence, à le contempler tandis que la fureur de la chasse la croisait.

« Il m’a bien semblé que ce devait être toi. » Guillaume Arnisout hocha la tête pour lui-même. Il arborait toujours son fauchon, une grande lame sale et incurvée dans un fourreau à sa taille, malgré la copie d’arme à feu européenne qu’il portait également.

« J’ai cru que tu étais mort. Quand ils ont exécuté tout le monde, j’ai cru que tu étais mort.

— Je suis reparti dans le Sud. Plus salubre pour moi, de l’autre côté de la mer. » Il plissa les yeux, en les levant vers elle, comme s’il affrontait une lumière. « On t’a trouvée dans le Sud, toi.

— En Afrique. » Et, devant son hochement de tête, elle se pencha sur sa selle et tendit la main, saisissant celle qu’il lui offrait, puis son avant-bras contre le sien ; celui de Guillaume couvert de maille, celui de Cendres bardé de plate. Un grand sourire de Cendres qui pouffa, avant de rire franchement : « Merde ! Ni l’un ni l’autre, on n’a changé ! »

Guillaume Arnisout jeta un rapide regard par-dessus son épaule, reculant sous la modeste cachette qu’offraient les branches. À dix mètres de là, un cataphracte wisigoth furieux engueulait copieusement, avec force obscénités, le porte-étendard, dont l’aigle était toujours prise dans des bosquets de charmes.

« Ça a de l’importance pour toi, ma fille ? Tu veux savoir ? »

Il n’y avait dans sa voix aucune malveillance, aucun défi, rien qu’une question sérieuse, et la prise en compte inquiète de la présence, dans les parages, d’un sergent qui risquait d’appliquer la punition appropriée à cette infraction.

« Si je le veux ? » Cendres se redressa, en baissant les yeux vers lui. Elle se recoiffa abruptement de sa salade, déboucla et descendit de selle. Elle enroula les rênes du hongre sur une branche voisine. En sécurité, impossible à repérer parmi le défilé de têtes, elle se retourna vers l’homme d’âge mûr. « Raconte-moi. Ça ne changera plus rien maintenant, mais je veux savoir.

— On était à Carthage. Ça doit faire vingt ans de ça. » Il haussa les épaules. « Le Griffon-sur-l’or. On était une douzaine dans le port, une nuit, fin soûls, à bord d’un bateau qu’on avait volé. Yolande… tu l’as jamais connue, une archère ; elle est morte, à présent… elle a entendu brailler un bébé sur une de leurs barges à miel, alors elle nous a fait ramer jusque-là, pour le récupérer.

— Les barges d’ordures ? demanda Cendres.

— Ouais, sans doute. On appelait ça des barges à miel. »

Une trompe criarde retentit à proximité. Elle et l’homme aux cheveux blancs levèrent tous deux la tête, avec une même vigilance, remarquèrent un noble Bourguignon qui transportait un limier en travers de sa selle ; puis le cavalier et le chien s’en furent, disparus parmi les gens qui continuaient à se masser pour franchir le ruisseau.

« Dis-moi ! » insista Cendres.

Il la regarda avec une tristesse pragmatique. « Y a plus grand-chose à dire. T’avais une grande entaille à la gorge, qui saignait, alors Yolande t’a emmenée voir un des docteurs enturbannés et t’a fait raccommoder. Elle a engagé une nourrice, pour toi. On allait t’abandonner là-bas, mais elle a voulu te ramener avec nous, alors c’est moi qui me suis occupé de toi à bord du bateau, sur tout le trajet, jusqu’à Salerne. »

Le visage ridé, sale, de Guillaume Arnisout se creusa encore plus. Il essuya son front luisant.

« Tu pleurais. Beaucoup. La nourrice est morte d’une fièvre à Salerne, mais Yolande t’a prise dans le camp. Ensuite, elle s’est désintéressée de toi. J’ai entendu raconter qu’elle avait été violée et tuée au cours d’un combat au poignard, plus tard. Après ça, j’ai perdu ta trace. »

Bouche bée, Cendres resta figée sur place un court instant. Elle se sentait abasourdie, consciente de l’humus de feuilles sous ses pieds, et de la chaleur du flanc du hongre contre son épaule ; pour le reste, elle était privée de sensations.

« Tu es en train de me dire que tu m’as sauvé la vie par accident et qu’ensuite tu t’es lassé.

— On n’aurait sans doute pas fait ça si on avait pas été soûls. » Son visage usé, livide, se colora légèrement. « Quelques années plus tard, j’étais presque sûr que tu étais la même gamine, personne d’autre n’avait ces cheveux couleur duvet de charbon, alors j’ai essayé de compenser, un peu.

— Misère du Christ. »

Il n’y a rien là-dedans que je ne sache déjà, ou que je n’aurais pas pu deviner. Pourquoi est-ce que j’ai les mains et les pieds engourdis, comme ça ? Pourquoi est-ce que je suis prise de vertige ?

« Tu es la grande patronne, actuellement. » Il y avait du scepticisme, et un soupçon de flatterie dans la voix éraillée de Guillaume. « Non que je m’y serais pas attendu. Tu as toujours été décidée.

— Tu t’attends à ce que je ressente de la gratitude ?

— J’ai essayé de t’apprendre à agir par toi-même. À rester que le qui-vive. On dirait que ça a porté ses fruits. Et maintenant, te voilà sœur d’un général, et grosse légume à part entière, à ce que j’entends raconter. » Ses joues creusées se tordirent en un sourire. « Tu veux prendre un vieux soldat dans ta compagnie, ma fille ? »

Sur le dos, elle porte une fortune, sanglée autour de son corps : du métal forgé et durci que Guillaume Arnisout mettrait des décennies à acheter – si même, en fait, il pouvait acheter un harnois complet durant sa vie. Celui de Cendres vient de parts au tiers sur les rançons des ennemis : un tiers pour l’homme à qui revient la capture, un tiers pour son capitaine, et un tiers pour le commandant de sa compagnie. En cette seconde ce n’est rien qu’une prison de métal qu’elle aimerait jeter au loin, pour courir à travers bois aussi libre que lorsqu’elle était enfant.

« Tu es loin de tout savoir, Guillaume », déclara Cendres. Puis : « Si, je te suis reconnaissante. Tu n’avais aucune raison de faire quoi que ce soit. Même un vague intérêt, à l’instant qu’il fallait – crois-moi, je te suis reconnaissante.

— Alors, tire moi de cette armée de serfs ! »

Les informations désintéressées, ce sera pour un autre jour.

Le vent frotte ensemble les branches nues au-dessus de leur tête. L’odeur d’ammoniaque de l’humus foulé monte du lit du ruisseau, de l’eau noire brassée en une vase grise par le passage des hommes. Le hongre de Cendres hennit doucement. Le flot des gens commence à diminuer ; l’aigle wisigothe brille sous les bosquets de houx vivace.

Je le ferais pour tout homme – pour tout mercenaire – s’il me le demandait en cet instant.

« Débarrasse-toi de cet équipement. » Elle tirailla avec ses doigts gantés d’acier les lies de son tabert de livrée, et son manteau, qu’elle portait par-dessus son armure. Le temps que les lacets soient défaits, elle leva les yeux pour voir l’arquebuse manufacturée à Carthage partie qui savait où, le casque balancé d’un tir lobé dans le ruisseau, et Guillaume avec sa coiffe en drap sale attachée serrée sur son crâne chauve.

Elle lui tendit sa cotte et le tissu bleu et or froissé, se retourna et sauta toute seule en selle, ignorant le poids de son armure.

« Bourguignon ! » beugla une voix criarde.

D’un coup d’éperon, Cendres fit émerger le hongre des branches et des rameaux bas du hêtre. Au niveau de son étrier, un homme anonyme en cotte et livrée au Lion courait à côté d’elle, boitant d’une ancienne blessure. Maille et fauchon : à l’évidence, un banal mercenaire européen.

« De quel côté est partie la chasse ?

— Dans tous les sens ! » s’écria le nazir wisigoth, dans le jargon du camp carthaginois. Cendres ne put retenir un sourire devant son agacement. Il écarta largement les bras en un geste de désespoir. « Dame soldat, au nom chéri du Christ, mais qu’est-ce qu’on fout dans cette forêt ?

— C’est pas à moi qu’il faut demander ça. Moi, je suis juste une employée, ici. Toi ! ordonna vigoureusement Cendres à Guillaume Arnisout. Allons retrouver les Bourguignons, et plus vite que ça. »

Les Bourguignons, tu parles : retrouvons le Lion azur !

Le terrain était trop mauvais pour tirer du hongre plus qu’un rythme de marche. Elle l’éperonna pour traverser le ruisseau, avec Guillaume Arnisout qui pataugeait à sa suite, et elle ralentit à nouveau, pour continuer sa progression. Le soleil, à travers le couvert des arbres, lui laissait vaguement apercevoir la position du sud. Encore quelques centaines de mètres, et on oblique vers l’ouest, on essaie de retrouver la lisière de la forêt, et le gué sur la rivière…

« Mais quelle chasse à la con », fit observer Guillaume, à côté de son étrier. « Ces enfoirés de Bourguignons. Ils seraient pas foutus d’organiser une beuverie dans une brasserie anglaise.

— On fout notre temps en l’air », acquiesça Cendres. Elle avait aimé chasser, quand l’occasion s’était présentée : une bousculade bruyante et organisée qui dévalait une campagne accidentée, pas très différente de la guerre. Mais ceci…

Cendres retira une nouvelle fois sa salade. Elle chevaucha tête nue dans le vent glacé, dont les arbres amortissaient l’âpreté. Trop loin, de plusieurs lieues désormais, pour entendre sonner le glas de l’abbaye de Dijon, et savoir s’il y avait deux cloches ; si Charles le Téméraire avait poussé son dernier soupir. Brièvement, elle fut touchée par un peu de solennité.

Il y avait trop de confusion pour discerner lesquels, des chiens qui donnaient de la voix, des trompes de chasse, des voix qui s’écriaient « Ah ! Ça va là ! » et des chevaux qui hennissaient – tous aperçus à cent mètres de distance, entre les troncs des arbres –, lesquels pouvaient former le groupe principal de la chasse.

« Y en a marre, c’est pas des jeux de soldats. » Cendres vérifia la position de la troupe wisigothe derrière elle. « Oblique vers l’ouest. »

Avec Guillaume à ses côtés, et le hongre pâle qui avançait avec prudence entre les racines d’arbres et les terriers de blaireaux, Cendres traversa le sol piétiné de la forêt. Les ronces retenaient des lambeaux de tissu à leurs longues épines, témoins du passage des hommes.

L’éclair blanc d’un chien parut à une centaine de mètres en avant, un instant, affairé à sa quête.

Guillaume Arnisout et un cavalier sur un cheval étique qui émergeait d’un bosquet de houx beuglèrent : « Au défaut ! » en même temps.

« Le voilà ! » Le cavalier – le teint avivé, debout dans ses étriers, le capuchon rabattu et les cheveux remplis de brindilles – était Floria del Guiz. Elle éperonna pour faire une pirouette et tendit le doigt. « Cendres ! Le cerf ! »

En quelques secondes, ils se retrouvèrent au centre de l’attention générale : une horde de cavaliers qui approchaient à l’amble, avec la croix rouge de la livrée bourguignonne sur leurs jaques ; deux harifi et l’aigle, et une marée de serfs avec des casques à l’épreuve des tirs qui se répandaient dans la clairière ; vingt chasseurs avec des couples de lévriers en laisse, qui martelaient le sol entre les troncs d’arbres, par-dessus les chutes de branches et les ronces. Les chiens libérés quêtèrent, crièrent, et filèrent en une interminable colonne à ras de terre dans la forêt devant eux.

Merde ! Plus question de s’éclipser discrètement…

Une pâle fulgurance de couleur, en tête. Cendres se dressa sur ses étriers. Floria tendit à nouveau le doigt, en criant quelques mots ; les trompes, sonnant pour avertir les autres chasseurs partis en avant qu’on avait découplé les chiens, la couvrirent.

« Vol ce lest[63] ! »

Deux lévriers jaillirent à pleine vitesse, sous les sabots du hongre. Les rênes se tendirent entre les doigts de Cendres. Elle jura, le sang lui battant dans les veines, recula et sentit le hongre serrer le mors entre ses dents. Il se força un passage en avant à travers la foule des nobles bourguignons, écartant d’un coup d’épaule un gris, pour s’approcher, fringant, d’un cheval marron, venant danser contre lui, et ignora les tentatives de Cendres pour le ramener en forçant son poids vers l’arrière.

« À la mort ! » beugla Floria à l’adresse des chiens courants, chevauchant étrier contre étrier avec Cendres. Dans l’air froid, elle avait le visage qui virait au rouge sombre. Cendres la vit piquer des deux dans les flancs maigres du gris, toute prudence oubliée, ayant perdu tout ce qui n’était pas la folle passion de la chasse. « Au cerf ! Au cerf ! »

Les jambes pratiquement en pleine extension de sa selle de guerre jusqu’aux étriers, Cendres pouvait uniquement serrer le pommeau et s’agripper. Elle volait devant Guillaume Arnisout. L’amble brutal, saccadé, la secouait de haut en bas sur sa selle. Le harnois s’entrechoquait. Le hongre, dressé pour la guerre, choisit d’oublier son éducation et s’élança dans un plein galop. Cendres se jeta en avant pour se coucher tandis qu’une branche lui fouettait le visage.

La douleur l’aveugla un instant. Elle cracha du sang. Sa salade avait disparu, tombée du pommeau de sa selle. Elle se redressa, donna une saccade sur les rênes, sentit mordre le mors, et se prépara à tirer jusqu’à mettre la bouche du hongre en sang.

Il dressa à nouveau les oreilles, ayant perdu la rumeur de la chasse, et il ralentit.

« Saloperie de canasson », lança Cendres avec conviction. Elle regarda derrière elle, sans espoir, pour chercher son casque. Rien.

Les bois grouillent de soldats. En voilà un que je ne reverrai plus.

Le hongre pâle se mit à écumer, sous ses caparaçons. Des taches sombres marquèrent le drap teint en bleu. Cendres laissa sa monture placer délicatement ses sabots, en cherchant son chemin le long du sentier tortueux. Des cailloux délogés filèrent en avant, dévalant la déclivité. Une croulante éminence de craie s’élevait hors des arbres, couronnée d’une frange en désordre de buissons d’épines et de taillis. Elle n’était pas plus haute que les arbres qui la cernaient.

Le soleil luisait faiblement. Cendres leva les yeux, s’attendant à voir un couvert nuageux à travers le sommet des arbres.

Par-delà les branches nues, elle ne vit rien, rien qu’un ciel d’automne clair et le soleil blanc à hauteur de la cime des arbres. La myriade de branches et de brindilles oscillant sous le vent brouilla sa vision. Elle leva avec précaution ses doigts gainés de métal pour se frotter les yeux.

Le soleil pâlit encore : non pas en lumière, mais en qualité.

La peur serra le cœur de Cendres. Seule, avec le reste de la chasse parti Dieu savait où, elle descendit la pente. La haute selle de guerre grinça quand elle se laissa reposer en arrière, son bassin ondulant au pas de sa monture. Une faible brume de rouille brunissait déjà ses cuissardes, et le dos de ses gantelets ; et elle sourit, en songeant que Rickard rassemblerait une demi-douzaine des plus jeunes pages pour les charger du nettoyage, de retour à Dijon.

Si je rentre à Dijon. S’il reste encore une Bourgogne.

« Ha ! Hault ! » s’exclama-t-elle, faisant monter sa voix des profondeurs de son estomac. Celle-ci ne se brisa pas, en dépit de la crainte qu’elle ressentait. « Holà, au Lion ! À moi ! Au Lion ! »

Sa voix sonna creux dans le bois : aucun écho.

La qualité de la lumière changea encore.

Nous arrivons trop tard. Il est en train de mourir ; le dernier soupir…

À présent, comme le vent soufflait froid entre les arbres, toutes les hautes ramures oscillèrent, frottant leurs écorces ensemble, grinçant et enflant comme la mer. La face de la falaise de craie luisait, ainsi que le font les nuages avant un orage, quand il reste un peu de soleil pour se refléter sur leurs blancs contreforts.

« À moi ! » cria-t-elle.

Faiblement, au loin, une voix de femme cria : « Ah ! Ça va là ! »

Des chiens criaient. Cendres s’assit et regarda autour d’elle, cherchant le plus loin possible dans toutes les directions. Impossible de déterminer d’où venaient les aboiements, les jappements et le hurle. Le hongre, prenant conscience de son hésitation, baissa les dents vers une touffe d’herbe au pied de la falaise.

« Holà ! » Les cordes vocales s’enrouèrent dans la gorge de Cendres. Elle déglutit, douloureusement, trop effrayée pour porter la voix comme il fallait. « Au Lion !

— Par ici ! »

Le bruit du hongre arrachant l’herbe détourna son attention. Elle ne put dire de quelle direction la voix provenait. En hésitant, elle toucha des éperons le flanc du hongre, et descendit plus avant la déclivité. La perspective mouvante des troncs d’arbres au fil de son avance lui dissimulait tout mouvement.

Au-dessus d’elle, un oiseau gazouilla un long appel. Des ailes vrombirent. Le hongre jeta la tête en l’air.

« Au Lion ! »

Le silence suivit son cri.

La longue pente descendait sous des hêtres jusqu’à un nouveau ruisseau. Des ronces surplombaient l’eau. Le hongre la renifla. Cendres le laissa se désaltérer, brièvement. Aucune trace de sabots n’était imprimée sur les berges, nulle empreinte de pieds, pas d’eau trouble venue d’amont, rien pour indiquer que quiconque ait jamais passé par ici.

L’air autour de Cendres adopta cette qualité qu’il avait eue avant la pluie : une lumineuse obscurité sépia. D’instinct, elle traversa le ru et orienta la tête du hongre vers le sommet de la pente, pour se diriger vers la plus forte lumière.

Une blancheur silencieuse flottait entre elle et la falaise couronnée d’herbe. Le hibou disparut presque aussitôt qu’elle le vit. Elle s’inclina en avant, pour inciter le cheval de guerre à gravir et à contourner la pente.

En accédant à l’épaulement de la falaise, elle pouvait regarder derrière elle, et à l’ouest, et devant elle. Une légère brume de ramilles gris-noir rencontra son regard, interrompue çà et là par des massifs de houx et de conifères. Rien d’autre que la cime de la forêt, rien à des lieues dans toutes les directions – et maintenant, tandis quelle parvenait au sommet de l’escarpement et qu’elle voyait au-dessus jusqu’à l’est, rien par là-bas non plus, sinon des arbres : l’ancestrale forêt sauvage de la Chrétienté.

Pas de voix, pas de chiens.

Quelque chose de blanc bougea au pied de l’escarpement, au point où il s’amortissait doucement en pénétrant dans la forêt. Un autre hibou ? se demanda-t-elle. Cela disparut avant que Cendres puisse voir avec certitude. Fouillant la ligne d’arbres, son œil surprit un éclair d’une autre couleur – jaune paille, doré – et elle éperonna pour se porter vers elle avant d’y avoir réfléchi, réagissant à ce qui avait ressemblé à des cheveux d’homme ou de femme.

L’air était pétillant.

Chevauchant tête nue, son casque disparu, glacée par le vent froid venu de l’est, et seule, elle aurait pleuré ne serait-ce que de voir des soldats wisigoths. Le petit espace dégagé céda la place aux arbres alors qu’elle entrait à nouveau dans les bois. Elle chercha le rouge et bleu des livrées bourguignonnes, l’éclat lumineux d’une trompe de chasse, tendit l’oreille pour les entendre sonner le mot et le « vol ce lest ». Quelqu’un, quelque part, se dit-elle, devait exciter le gros de la meute. S’ils avaient trouvé un cerf, ils auraient pu découpler le relais des chiens en arrière, pour amener la bête aux abois.

Le vent grinça dans les branches.

« Haro ! » appela-t-elle.

Un mouvement se signala au coin de son champ de vision.

Des yeux brun liquide regardaient dans les siens. Le hongre souffla. Cendres se figea.

Des yeux animaux d’un brun doré l’observaient, depuis la tête longiligne d’un cerf. Des andouillers brun ivoire montaient dans l’air au-dessus de son front – un douze-cors, suspendu dans son mouvement, un sabot en l’air, avec une robe couleur de lait frais tiré au pis de la vache.

Les phalanges de Cendres se serrèrent. Le hongre réagit en se cabrant, soulevant ses deux sabots antérieurs du tapis de feuilles. Elle sacra, lui claqua l’encolure et, sans qu’elle ait détaché les yeux du sol de la forêt qui s’étendait devant elle, le cerf blanc disparut.

« Haro ! » mugit-elle, piquant des deux pour avancer. Un éventail de branchettes la gifla, griffant les spallières, le plastron et son menton découvert. Une goutte de sang vint tacher son plastron. Sachant uniquement que le seul cerf de toute cette forêt devait, si les valets servaient bien les chiens, attirer à lui toute la chasse, Cendres éperonna avec vigueur à travers les arbres – le sol dégagé, les tas de rebuts laissés par les charbonniers balafrant le sol – aux trousses de la bête en fuite.

Un rideau de houx sombre lui boucha le passage. Le temps qu’elle trouve un chemin pour le contourner, le cerf avait disparu. Elle resta assise sur sa selle, immobile, l’oreille tendue avec ardeur, et n’entendit rien. Elle aurait pu être – se dit-elle avec une panique soudaine – la dernière âme encore en vie en Bourgogne.

Un lévrier cria. La tête de Cendres pivota, à temps pour voir un chien dévaler ce qui devait être un sentier pour charrois issu du camp des charbonniers, les coussinets de ses pattes projetant la terre des profondes ornières. En une fraction de seconde, il disparut au long du sentier. Un martèlement sourd de sabots dans la boue résonna, dans la direction où était parti le chien : un aperçu d’un cavalier – baissant sa tête chaperonnée, lancé à plein galop – et six ou sept autres chiens, qui s’étiraient en une longue enfilade, et un chasseur au capuchon barbelé[64], avec en bouche sa trompe recourbée ; et tout le petit groupe fut passé.

« Ah, bon Dieu ! » Elle éperonna les flancs du hongre et se rua le long du sentier de charrois.

Il n’y avait aucune trace.

Plusieurs minutes d’inspection de long en large ne lui révélèrent rien. Elle tira sur les rênes et mit pied à terre, menant le hongre pâle, mais rien ne s’imposa à son regard inquisiteur, sinon les marques de sabots de sa propre monture.

« Mais ils ont croisé ce sentier, bordel ! » Elle jeta un regard noir au hongre. Il battit de ses longs cils pâles, avec inintérêt et lassitude. « Christ et tous Ses saints ! Venez-moi en aide ! »

À quelques centaines de mètres plus loin sur la piste de charrois, les ornières disparaissaient sous une herbe brune. Cendres mena son cheval, le bruit des sabots et celui de son harnois au cours de sa marche brisant le silence. Encore une centaine de mètres, et le sentier lui-même se fondit dans les taillis, les ronces et les chutes de branches de hêtre.

« Bon sang de merde ! »

Cendres resta immobile. Elle regarda alentour, tendit à nouveau l’oreille. Une peur plus ancienne lui brouillait l’estomac : la conscience que cette piste était abandonnée, que la forêt sauvage couvrait des lieues et des lieues de territoire, et qu’une fois qu’ils y étaient entrés, les hommes y périssaient de faim et de soif. Elle chassa cette idée de son esprit.

« Ce n’est pas la forêt sauvage. Nous serions en train d’escalader des chutes d’arbres, si c’était le cas, non ? Allez, viens, toi. » Elle tapota avec fermeté le museau du hongre. Il baissa la tête avec lassitude, comme si la chevauchée avait été longue et rude ; et elle n’aurait pu dire, en essayant de repérer la direction du soleil, à quelle heure de la journée on pouvait être.

De l’or et du blanc se murent dans la forêt.

Elle distingua nettement le cerf, contre un massif de houx d’un vert sombre et brillant. Ses flancs et sa croupe lisses luisaient de blanc. Les pointes de ses andouillers s’élevaient, acérées et fourchues, et il tourna la tête quand elle le regarda, naseaux frémissants.

Je suis sous le vent, s’aperçut-elle ; et puis : Misère du Christ Vert !

Une couronne dorée cerclait l’encolure du cerf.

Elle la discerna, claire dans chaque détail : le métal qui pressait de son poids contre les antérieurs du cerf, creusant légèrement la robe blanche au poil lisse.

L’extrémité d’une chaîne en or brisée pendait de la couronne. Le dernier maillon tapotait contre le cœur du cerf.

Comme si les feuilles ne portaient pas de pointes durcies par l’âge, le cerf blanc se détourna et bondit dans les houx. Le rideau vert se referma sur lui sans laisser de trace.

Cendres s’avança, en serrant les rênes, laissant le hongre trouver lui-même un passage derrière elle. Pendant les quelques minutes qu’il fallut à la jeune femme pour accéder aux arbres persistants suivant la pente accidentée, elle ne songea à rien, regardant simplement devant elle avec une incrédulité frappée de stupeur.

Devant le houx, elle tendit d’abord la main pour toucher les pointes – pas de sang – avant de se pencher pour examiner le sol. Pas de crottes. Une rainure, qui aurait pu être une trace de cerf. Mais une seule, et sans rien qu’on en puisse déduire. Tellement brouillée, en fait, que cela aurait pu être n’importe quoi, même une trace de sanglier ou une empreinte remontant à plusieurs jours.

Cendres essaya d’écarter les branches du houx.

« Merde ! » Elle retira vivement la main. L’épine d’une feuille, pénétrant le gant en drap sous son gantelet, avait fait perler le sang : il coula rouge dans sa paume sous ses yeux.

Au-delà de la coque de feuilles vertes, les branches brun-noir s’entremêlaient pour combler l’espace de façon si étroite qu’il semblait qu’aucune bête ne pût s’y faufiler.

Cendres envisagea d’attacher le hongre, de se couvrir le visage avec ses mains protégées, et de laisser à son harnois le soin de la préserver tandis qu’elle traversait le houx. Répugnant à se retrouver à pied, elle rejeta cette idée, et se mit en devoir de mener son cheval plus avant pour contourner le puissant bosquet de houx, en poursuivant dans une direction qui pouvait être l’ouest, sans qu’elle en ait vraiment la certitude.

Que tous les vivres, toute l’eau, soient partis avec les unités de sa compagnie, sans doute à présent quelque part du côté du gué sur la rivière à l’ouest, ne représentait qu’une contrariété mineure.

Bon Dieu, il faut que je me trouve là-bas ! Ils vont y aller, même si je n’arrive pas ! Thomas et Euen y veilleront. Mais ils ne perceront jamais assez avant pour tuer la Faris. Je le sais !

Ce n’était pas de l’orgueil, mais une certitude objective : ses hommes se battraient avec plus d’ardeur, et pendant plus longtemps, si elle se trouvait là à leurs côtés, et ils accepteraient sans discuter sa conviction de la nécessité d’une victoire.

Les taillis commencèrent à s’éclaircir. Des souches d’arbres noircies lui laissèrent penser qu’un incendie avait fait rage par ici, une génération plus tôt : la forêt se composait maintenant d’aulnes et de frênes, dont aucun ne montait guère au-delà de cinq mètres de haut. Des zones d’herbes brunes se développaient, libres de ronces.

Le hongre, harassé, clopinait à son côté, progressant avec elle sur de la rocaille couverte de mousse. Une lumière laiteuse émanait du ciel. Cendres leva la tête, cherchant le moindre indice pour s’orienter. Elle cligna des paupières, avec énergie, détourna le regard, avant de lever encore les yeux, à travers les fines branches des aulnes, torses et nues.

Des points blancs étaient semés en travers du ciel, à proximité de l’horizon. Trop bas pour être nettement visibles, ils rappelaient à Cendres quelque chose. Mais bien sûr, songea-t-elle. Des étoiles.

Les constellations de l’automne, pâles sur du pâle, scintillaient derrière le ciel de midi.

Visibles derrière le soleil qui allait en faiblissant.

« Cristus vincit, Cristus regnit, Cristus imper ad », chuchota-t-elle.

Les bois grinçaient autour d’elle.

Le sol s’abaissa soudain sous ses pieds. Elle ne voyait rien au bas de la pente, sinon les cimes dénudées des arbres, avec quelques persistants d’un vert sombre et lustré. L’herbe rousse à demi morte glissait sous ses solerets et la semelle de ses bottes. Elle remonta en selle, tous ses muscles douloureux, et incita le hongre à avancer pour descendre entre les arbres.

Des taches rouges ponctuaient la terre.

Du haut de sa selle, elle put voir que ce qui couvrait la pente – ce que le hongre foulait à présent de ses sabots – étaient des rosiers sauvages. Des ronces vert pâle, tendres et faciles à écraser. L’odeur des tiges meurtries emplit les narines de Cendres. Et des roses, dont les pétales rouges et roses se détachaient dans un poudroiement de pollen doré, en libérant leur douceur.

D’ultimes fleurs automnales, demeurées à l’abri, songea-t-elle, résolument.

Le sol s’aplanit tandis qu’elle chevauchait vers de hauts rochers qui émergeaient d’entre les arbres. De la mousse tapissait les rochers, dans des tons vert acide et vert bouteille. Très vifs, comme si le soleil, faible partout ailleurs, brillait sur ces rocs – mais lorsqu’elle jeta un coup d’œil en l’air, elle ne vit que le ciel laiteux piqueté d’étoiles. Le hongre fit brusquement halte.

Un petit ru s’éloignait entre des berges frangées d’herbe. Des fleurs rouges et blanches mouchetaient le gazon. Le ru s’écoulait d’un bassin sombre et calme entre les rochers. Sa surface noire se rida, sous le regard de Cendres, et elle vit sans surprise que le cerf blanc avait le museau baissé, en train de laper l’eau. L’or de sa couronne avait un tel éclat, désormais, qu’il blessait la vue.

Un lévrier au pelage rêche apparut en trottinant par l’autre extrémité des rochers.

Le chien ignora le cerf. Cendres le vit flairer avec application le bord du bassin, dans lequel les bois du cerf se reflétaient parfaitement. Un deuxième chien, son compagnon de laisse, vint rejoindre le lévrier. Ils cherchèrent, sans ardeur excessive, puis repartirent à petite allure par là où ils étaient venus.

Cendres se retourna après les avoir regardés disparaître. Elle vit que le cerf blanc ne buvait plus au bassin.

Un chat aux oreilles velues l’observait. Plus gros qu’un limier, aussi massif que Brifault, sa chienne mastiff. De petits yeux noirs comme des cailloux brillants la regardaient en face, d’une façon qui n’avait rien d’animal ; ses lèvres noires se retroussèrent sur des crocs aigus, et il miaula.

« Un chat-loup[65] ! » Elle avait la main gauche au fourreau, la droite à la poignée de l’épée et les rênes coincées sous sa cuisse – et le chat se retourna pour repartir sur la pelouse étoilée de fleurs, disparaissant derrière les rochers.

Cendres tapota vigoureusement l’encolure du hongre – répugnant à voir les flancs d’une monture déchirés par des griffes, quelle que soit l’ardeur d’une chevauchée – et elle mit pied à terre. Il n’y avait aucune trace de cerf, ni de chat, dans l’herbe élastique. Le parfum des roses sauvages lui emplit les narines, l’étourdissant des effluves d’un été depuis longtemps enfui.

« Délivrez-nous, Seigneur… » marmonna-t-elle à haute voix ; elle réussit à ne pas dire : Godfrey, aide-moi, que dois-je faire ?

Dans la partie d’elle-même qu’elle partage, une tension croissante se mue en triomphe. Prenant de la distance, de l’intériorité, devenant un son infiniment ténu :

« BIENTÔT ! NOUS LIBÉRER DE VOUS…

— … PUISER AU SOLEIL !…

— … L’ATTEINDRE : NOTRE CHOIX, NOTRE ENFANT…

— … PUISER DANS NOTRE PUISSANCE… »

Même les voix des Machines sauvages sont étouffées, dans son âme, jusqu’à devenir un babillage faible et immatériel.

Une trompe.

« Par ici ! »

Cendres se tint, la tête inclinée de côté, les yeux pratiquement clos. Une voix, une voix de femme, qui vient de… du bas de la pente, sous les aulnes ?

Le doux museau blanc du hongre lui cogna contre le plastron, pressant l’acier et le matelassage. Elle grommela : « Pfou ! » et sourit au cheval. Les oreilles du hongre pointèrent vers le haut, et il regarda vers le bas de la pente.

« D’accord… si tu le dis. » Elle remonta lourdement en selle, en employant une souche noircie comme escabeau. La selle la reçut en grinçant. Cendres fit tourner le hongre et descendit avec prudence la colline, se baissant pour passer sous les branches d’aulnes avec leurs boucles fraîches de feuilles vertes émergeant des bourgeons sur leurs branches.

« Haro ! Au Lion !

— Au Lion toi-même ! » Floria del Guiz, toujours sur le hongre gris et maigre, avec quatre chiens et deux valets derrière elle, sortit des bois plus épais. La femme travestie en homme chevauchait avec une parfaite insouciance, en tressautant sur sa selle. Cendres s’émerveilla de ne pas la voir désarçonnée. « Tu l’as vu ? On a de nouveau perdu la voie !

— Si j’ai vu quoi ? J’ai vu pas mal de choses au cours de l’heure qui vient de s’écouler, répondit Cendres avec gravité. Florian, je doute de la moitié d’entre elles… des roses en hiver, des cerfs blancs, des couronnes dorées…

— Oh, c’est un cerf blanc, pas de doute. » Floria poussa sa monture en avant, pour s’éloigner des chasseurs en conciliabule. « Nous l’avons vu. C’est un albinos. Comme ce chiot que Brifault a mis au monde à Milan. » Son sourire amusé se para d’une nuance sceptique. « Des couronnes ! Et c’est toi qui me dis de ne pas toucher aux vins du cru !

— Écoute, je te raconte ce que… commença Cendres avec entêtement.

— Balivernes ! repartit Floria avec entrain. C’est un simple cerf. On ne devrait pas le chasser hors-saison… mais que veux-tu… »

Le parfum des roses s’effaçant de ses narines, Cendres hésita, faillit parler, puis se rendit compte qu’elle ne savait pas ce qu’elle voulait dire. Cette chasse n’a pas d’importance, il y a des hommes que je devrais conduire, des hommes que tu connais : regarde le soleil !

Un coup d’œil à l’expression attentive, perdue, de Floria flétrit les mots dans sa gorge. Elle ne put même pas lui dire : Je commence à écouter les Machines sauvages, je ne peux m’en empêcher…

« La chasse est éparpillée sur cinq bonnes lieues ! » Floria repoussa son capuchon pour dégager ses cheveux blond paille. Sagace, elle regarda Cendres : « Si Thomas et Euen n’arrivent pas à trouver le chemin de retour au camp wisigoth, tant mieux. S’ils le retrouvent, ils sont morts.

— S’ils ne le trouvent pas, nous sommes tous morts. J’aurais dû me débrouiller pour rester avec eux ! »

Femme aux cheveux d’argent courts comme les portent les esclaves, revêtue d’un harnois et chevauchant une monture pâle et crottée, Cendres se frappa la cuisse du poing, de frustration, le gantelet grinçant contre sa cuissarde. Le hongre hennit doucement pour se plaindre. La jeune femme leva le regard à travers les branches des aulnes dénudés par l’hiver, mais le ciel était trop laiteux – couvert de nuages, ou d’autre chose – pour qu’elle distingue le soleil invisible.

Un des chasseurs, le visage rouge et amaigri par la fièvre, se penche au pied des rochers, ses lévriers au pelage épais ont le museau baissé près de lui. De très faibles échos d’abois résonnent parmi les arbres. Il règne un riche fumet de crottin de cheval, lâché par les deux bêtes présentes.

« Il n’y a pas moyen d’arriver à détruire le Golem de pierre, dit Cendres, et donc, nous devons la tuer. Sœur ou pas, Florian. Si Euen et Thomas ne mènent pas un assaut en ce moment même, pour la tuer, je crois que nous sommes perdus. »

Pour la première fois, l’attention de la chirurgienne sembla se détacher de la chasse. Ses yeux se rétrécirent face à la lumière laiteuse. « Que se passera-t-il ? »

Cendres sourit subitement, sardonique. « Je n’ai encore jamais été la destinataire d’un miracle ! Je n’en sais rien. Si quelqu’un a su à quoi cela ressemblait quand Gondebaud a accompli son œuvre, il est mort depuis bien trop longtemps pour nous en parler ! »

Floria eut un petit rire. « Merde. Et nous qui pensions que tu le savais, toi ! »

Cendres tendit le bras, saisit la femme par la main, lui donna une légère tape sur l’épaule. Les deux hongres se tenaient flanc contre flanc. Cendres vit combien le visage de Floria, éclaboussé de boue, était, sous l’humus de feuilles et une ou deux écorchures – au moins une chute, de toute évidence –, remarquablement heureux.

« Quoi qu’il puisse arriver, c’est… en train de se passer. Ça commence, insista Cendres. Je peux… le sentir, je suppose. »

Simultanément, sur ces mots, du blanc palpita dans sa vision périphérique, les chiens crièrent et jaillirent en avant, un des chasseurs sonna le revu sur sa trompe pour avertir le Maître de Chasse qu’il avait lâché son couple ; et Floria del Guiz se dressa dans ses étriers et hurla : « Y va là ! Au coûte ! Allons-y, patronne ! »

Le cerf courut entre les aulnes, à une centaine de mètres en avant. Cendres regarda par-dessus le furieux tressautement des croupes des lévriers qui galopaient sus à la proie. Le hongre de Floria arrachait avec ses sabots de grandes mottes d’herbe. Les chasseurs coururent vers l’avant.

« Bordel de Christ sur Son Arbre, c’est pas le moment que tu files chasser un cerf à la con… ! »

Le hongre pâle sursauta à son cri. Il trébucha en avant, pour adopter l’amble, sur le sol désuni, secouant toutes les dents de la bouche de Cendres. Elle vit du rouge filer au passage, prit conscience qu’ils avaient quitté les aulnes pour le frêne de montagne, et que les branches d’automne flamboyaient des baies rouges des sorbiers. En avant, sur le sol débroussaillé par l’incendie, une douzaine de chiens supplémentaires apparurent en une vague, se dirigeant vers le pied des escarpements de granit en face.

« Florian ! »

La chirurgienne, cahotant sur sa selle même au trot, leva le bras en réponse, sans tourner la tête. Cendres la vit essayer d’enfoncer les talons dans le flanc de sa monture.

Bordel, elle va se faire désarçonner, ou le cheval va se casser une jambe…

Les branches mortes s’éclaircirent. Sous les sorbiers, de la mousse et de l’herbe brune couvraient des noyaux de granit incrustés. Un regain de lumière venait du ciel : le soleil d’automne tombé d’un ciel pâle et couvert. Cendres leva la tête assez longtemps pour voir que l’horizon frangé d’arbres était dégagé, sans mouchetures pâles d’étoiles, et continua à progresser à une allure d’une douloureuse prudence, son moral montant subitement.

« Florian ! mugit-elle à l’adresse de la Bourguignonne. Attends-moi ! »

Un cri soudain des chiens la couvrit. Cendres gravit la pente. De longues traces de dérapage dans la boue apparaissaient à l’endroit où un des chasseurs avait fait une chute sur les rochers. Cendres guida le hongre entre elles. Encore des chiens, des trompes et des cris en avant, au pied de l’escarpement.

« Ils l’ont forcé, Cendres… Merde ! »

Le hongre de Floria devint visible entre les troncs minces de frênes de montagne. Un alaune[66] au museau court, aux oreilles dressées, bondit, mordant le cheval. Cendres vit Floria lui flanquer un coup de pied. Le molosse noir sautait, montrait les crocs. Il aboyait comme un fou.

« Venez donc retenir votre saloperie d’alaune ! » beugla Cendres, avec fureur, au chasseur qui courait entre les arbres. Elle éperonna pour rejoindre Floria, écarta le chien d’un pied chaussé d’acier, se retourna pour s’adresser à la chirurgienne, et découvrit qu’elle avait disparu.

« Il faut que je m’en aille au gué… Ah, merde ! »

Cendres poussa le hongre pâle à la poursuite de la croupe du cheval de Floria. Là, entre les sorbiers, le vent soufflait dur ; elle prit la mesure de la perte de sa salade et de son absence de capuchon. Elle eut le bout des oreilles et du nez qui rougit. Elle se moucha dans le creux de sa paume, son souffle blanchissant l’acier sur la manchette de son gantelet. En avant, Floria poussait sa monture, pour lui faire escalader la déclivité.

Avec le terrain qui descendait à présent sur les deux côtés, il était possible de voir qu’elles arrivaient au sommet d’un grand épaulement de terre qui s’exhaussait au sein de lieues de forêt sauvage. Quelle qu’ait été l’origine de l’incendie qui avait fait rage ici, une génération plus tôt, il avait débarrassé l’endroit des arbres anciens. La pente se couvrait de sorbiers de cinq et six mètres de haut ; des baies rouges maculaient le rocher, sous les pas, écrasées par les bottes et les sabots des montures ; deux ou trois nouveaux couples de chiens les dépassèrent à vive allure ; et Cendres tendit les talons vers l’arrière et enfonça les éperons dans le hongre, cela et la pure force de sa volonté amenant seuls l’animal épuisé au sommet de la pente, au pied de l’escarpement de granit couvert de mousse.

Un petit filet d’eau courait le long de l’à-pic. Le soleil y miroitait, dans un éclat scintillant et glacé.

Le hongre laissa tomber la tête. Cendres mit pied à terre, jeta les rênes sur une branche et continua d’avancer pesamment à pied, en direction de la crête où Floria avait disparu. Un hurlement de trompes déchira les airs. Loin en bas de la pente, sur sa gauche, une grande masse de gens – quelques-uns encore en selle, la plupart à pied – affluaient vers le haut, accompagnés des chiens ; du tissu rouge et bleu brilla vivement dans l’atmosphère glacée. Les livrées de la Bourgogne.

Cendres continuait d’avancer d’un pas pesant, le souffle court, la poitrine en feu, l’armure pas plus contraignante que lors d’un combat à pied – consciente, tandis qu’elle gravissait péniblement la pente, de la pensée : Je vais sentir ma douleur plus tard ! –, et fut rejointe par deux gaillards, leurs braies roulées en dessous des genoux, qui couraient après les chiens.

Des trompes lui déchirèrent les tympans. Deux cavaliers en cottes et riches chaperons de velours grimpèrent la pente rocailleuse à force d’éperons, se baissant pour éviter les branches chargées de baies des sorbiers. Elle jura, à mi-voix, accéda au sommet, et se retrouva dans les fougères, les ronces et les buissons d’aubépine dénudés au pied du roc. Un alaune gémit, en flairant le roc, et elle porta la main à son poignard quand il se retourna pour la regarder.

« Essaie un peu, petit salaud ! » gronda-t-elle dans un souffle. L’alaune baissa le museau, renifla, et repartit soudain vers la droite, en un trottinement affairé, contournant la face du rocher.

Une grande clameur de trompes éclata sur la gauche. Cendres hésita, essoufflée, se retrouva au milieu de trente ou quarante personnes – des chasseurs et des bourgeois de Dijon, des femmes au visage empourpré sous leur coiffe de drap, courant avec énergie à la suite des chiens. Personne ne jeta un regard à ce chevalier qui avait mis pied à terre ; ils continuèrent leur course éperdue sur le sol difficile, contournant les rochers par la gauche.

« Bon sang de bordel, Florian ! » s’écria Cendres.

Un autre chevalier – le Français Armand de Lannoy : elle reconnut sa livrée – la dépassa bruyamment, à pied, au trot. Il se retourna pour lancer : « Je jurerais qu’on a fait sortir une douzaine de cerfs, aujourd’hui ! Et pas encore un seul réduit aux abois ! » Il dérapa à demi sur le rocher humide et glacé, recouvra son équilibre et poursuivit sa course.

« J’en ai quelque chose à foutre ? » demanda Cendres dans le vide, par pure rhétorique, en levant les yeux vers le ciel d’un froid âpre. « Franchement ? Mais non, bordel ! En plus, je n’ai jamais aimé la chasse ! »

Entre deux battements de cœur, la voix de Godfrey Maximillian résonna dans son oreille interne :

« Mais tu auras un autre duc, si tu peux. »

De surprise, elle se mordit la lèvre, et fit la grimace. Ses muscles tremblaient par anticipation. Dans la même pulsation de temps, d’autres voix couvrirent celle de Godfrey, le tressage de rugissements qui était chœur, convocation et cohue :

« IL EST TROP TARD : IL S’AFFAIBLIT, IL SE MEURT…

— IL EST TEMPS : IL EST TOUS LES TEMPS.

— … C’EST LE PASSÉ QUE NOUS CHOISISSONS ; ET CE QUI DOIT ADVENIR…

— IL SE MEURT.

— IL SE MEURT !

— EN CET INSTANT, IL SE MEURT…

— Dieu lui accorde repos et le prenne », hoqueta Cendres en un moment de petite dévotion craintive. Les muscles des genoux et les mollets douloureux, elle se força à courir, sans pouvoir s’éloigner des voix dans sa tête, mais incapable de demeurer immobile. Elle courut, ses bottes martelant lourdement le sol, dans un tintamarre de harnois, aux trousses de l’alaune, vers le côté droit de l’escarpement.

La bouche sèche, le métal qui l’enclosait lui laissant le souffle court, elle traversa les rochers d’une course lourde, jeta les mains devant son visage et plongea dans les taillis d’aubépine devant elle. Les épines de quinze centimètres raclèrent le dos de ses gantelets. L’une d’elles lui griffa le cuir chevelu. Elle força pour avancer, spallière en avant, émergeant des fourrés.

« Cendres ! » La voix de Floria l’appela, pressante et audible par-dessus le cri des chiens.

Cendres s’arrêta, laissant tomber les mains qu’elle tenait devant sa figure.

Les deux alaunes, tant le blanc que le noir, dansaient devant la face du roc, sur l’herbe brune, leur valet les excitant de la voix. Le cerf blanc abaissa les pointes de ses bois. La croupe contre le roc, frottée de vert par la mousse, les flancs laborieux, il jetait un regard mauvais aux chiens avec des yeux roses bordés de rouge. Il n’y avait aucune couronne qui lui cerclait le cou, pas de maillons métalliques sur la terre retournée.

Le cerf esquissa une charge en direction de Cendres et de l’aubépine. L’alaune noir jambonna, lui déchirant la patte arrière au-dessus du jarret. Le chasseur fit furieusement sonner sa trompe, se précipitant à la suite des chiens, trébuchant et tombant sur les fesses dans la boue gelée.

« Tue-le ! » cria Floria, près de buissons d’aubépine, à une douzaine de pas de là. Le hongre maigre partit en trottant vers le bas de la pente. Floria, à pied, courait d’un côté à l’autre, bras tendus, en criant. Le cerf la regarda, baissa la tête, se ravisa, abaissa ses bois et lacéra un alaune en travers de son museau court et grondant.

« Tue-le, Cendres ! Ne le laisse pas s’échapper ! » Floria claqua de ses mains nues et sales. Le bruit de détonation produit se répercuta contre les rochers. « Il faut qu’on voie… qui est duc…

— Quel besoin tu peux avoir de ces foutues entrailles de cerf… comme augures… » Cendres tira son épée par réflexe. La poignée dure lui meurtrit la paume, à travers les gants de drap du gantelet. Son harnois et la lame portaient tous deux une fine couche de rouille qui saupoudrait l’acier poli. Elle sortit des buissons, couvrant l’intervalle qui aurait permis au cerf de descendre la pente.

Le chasseur faisait résonner avec fureur sa trompe, toujours assis, le derrière dans la boue. Faiblement, on entendait les cris des chiens et des gens, mais quelque part très loin, derrière l’escarpement. L’alaune blanc plongea et hurla soudain, tandis que son corps se tordait. Il s’abattit sur un côté, l’autre flanc palpitant tailladé et rouge, les côtes à nu.

Le cerf blanc recula plus près du rocher, en éparpillant des excréments. La tête baissée, une forêt d’andouillers s’interposa, et la bête se mit à baver de son museau délicat aux naseaux veloutés.

« Cendres ! l’implora Floria. Sers-toi du chien ! Nous allons le tuer ! »

En entendant la voix de la chirurgienne, Cendres se retrouva en train de penser non plus en termes de bête et de chasse, mais d’ennemi et de champ de bataille. Automatiquement, elle allongea le pas, s’écarta vers un côté de l’espace minuscule opposé à l’alaune noir, et leva sa lame en position de garde. Gardant les yeux sur le cerf, elle se porta vers la gauche tandis que le chien allait à droite, observa la tête du cerf se baisser pour menacer l’alaune…

Entre les étages d’andouillers blancs, flamboyant comme si le soleil l’éclairait de tous ses feux, Cendres vit la silhouette d’un homme sur un Arbre.

La pointe de son épée s’abaissa.

L’alaune pleura, battant en retraite, la queue ramenée sous lui.

Avec une délicatesse de danseur, le cerf blanc leva la tête et considéra Cendres avec de calmes yeux dorés. Chaque détail de l’Arbre entre ses bois était clair pour elle : le Sanglier au niveau des racines, et l’Aigle dans les branches.

Les lèvres du cerf blanc commencèrent à bouger. Cendres, éblouie par un soudain parfum de roses, songea : Il va me parler.

« Cendres ! Reprends-toi ! » Floria accourut vers elle, en traversant l’espace étroit entre les buissons d’aubépine. « Il s’échappe ! Arrête-le ! »

L’alaune noir se précipita en avant, referma ses mâchoires sur le quartier arrière du cerf et tint bon. Du sang éclaboussa le pelage blanc du cerf.

« Retenez les abois ! beugla le chasseur désespérément. Le Maître n’est pas ici, ni les seigneurs !

— On ne l’a pas encore réduit aux abois ! » hurla Floria.

Le museau et les mâchoires du chien se colorèrent soudain de rouge, un rouge liquide sur le noir.

Le cerf hurla.

Sa tête monta et se rejeta en arrière, et il s’écroula sur les genoux dans la boue. Les bois acérés fouaillèrent l’air. Le chasseur se dirigea en rampant vers les fourrés d’aubépine, à un mètre sur la droite de Cendres, et celle-ci ne pouvait pas bouger, n’arrivait pas à lever l’épée dans sa main, ne parvenait pas à distinguer les cris et les abois extérieurs des voix dans sa tête :

« Non ! »

Cendres ne pouvait plus dire ce qu’elle voyait : un cerf aux flancs crottés et tachés de sang, roulant des yeux rouges, ou un animal aux flancs semblables au lait, et des yeux d’or. Elle se figea.

Quelqu’un lui tira sur la main.

Elle sentit cela, vaguement, sentit quelqu’un qui détachait ses doigts dans leur gantelet de la poignée de l’épée.

Le poids de l’arme quitta sa main. Le choc de cette sensation la ramena à une complète lucidité.

Devant elle, Floria del Guiz avançait, l’épée brandie avec maladresse dans sa main droite. Une femme en pourpoint et haut-de-chausses, son capuchon rabattu en arrière dans l’air froid. Elle obliqua sur la droite. Cendres vit son expression : concentrée, frustrée, résolue. Ses yeux brillaient sous ses cheveux blond paille et tout son grand corps dégingandé était sur le qui-vive, se mouvant avec de vieux réflexes – bien sûr, elle est d’une famille de noblesse bourguignonne, elle a dû chasser, étant petite – et tandis que Cendres ouvrait la bouche pour se plaindre de la perte de son épée, l’alaune noir feinta vers la gauche, et Floria se porta en avant.

Aussi vite que cela se passe sur le champ de bataille, Floria tendit le bras et empoigna l’un des bois du cerf à genoux. L’os acéré remonta pour lui attaquer le bras.

« Florian ! » hurla Cendres.

L’alaune lâcha le flanc et referma ses mâchoires carrées sur la jambe arrière de la bête. La morsure sectionna le tendon principal. Le corps du cerf blanc se cambra vers l’arrière d’un sursaut, s’affalant de côté.

Floria del Guiz, en lui tenant toujours les bois, souleva l’épée de Cendres au pommeau en roue et enfonça la pointe derrière l’épaule du cerf. Elle porta tout le poids de son corps dans le mouvement. Cendres l’entendit pousser un grognement. Du sang jaillit, Floria força, l’épée pénétra profondément au défaut de l’épaule et plongea dans le cœur.

Cendres essaya de bouger, en fut incapable.

Tous reposaient en une masse mêlée : Floria, écroulée à genoux, hors d’haleine ; le cerf avec la lame de métal acérée et la garde qui dépassaient de son corps, couché en travers de Floria ; l’alaune qui s’acharnait sur la jambe arrière, l’os craquant dans l’air froid et immobile.

Le cerf eut un nouveau sursaut et expira.

Le sang coulait avec lenteur, en refroidissant. Le corps du cerf en se relâchant libéra un ultime flot d’excréments sur la terre glacée.

« Débarrasse-moi de ce foutu chien ! » protesta Floria d’une voix éteinte, puis elle leva soudain les yeux vers le visage de Cendres, stupéfaite. Plus que stupéfaite : effrayée, blessée, illuminée. « Qu’est-ce qui… ? »

Cendres claquait déjà des doigts à l’attention du chasseur. « Toi ! Debout ! Sonne la mort. Fais venir tous les autres pour défaire la bête[67]. »

Elle porta ses mains vides à son baudrier, abasourdie par son émerveillement.

« Floria, quelle partie du découpage fournit l’augure ? Quand saurons-nous si nous avons un duc ? »

Un éclair de couleur vive au-dessus des buissons d’aubépine : le chaperon en velours de quelqu’un. Une seconde encore, et le cavalier parut, accompagné d’hommes à pied ; vingt ou trente nobles de Bourgogne, hommes et femmes, et les autres chasseurs reprirent l’appel, sonnant la mort jusqu’à ce que le son rauque se répercute d’un escarpement au suivant et retentisse au loin à travers toute la forêt sauvage.

« Nous n’avons pas de duc », déclara Floria del Guiz.

Elle paraissait suffoquée.

Ce qui alerta Cendres, qui rendit tout clair pour elle, ce fut un soudain silence interne – aucun chœur de voix qui tonnaient sous son crâne, rien qu’un calme amer, si amer.

« Une duchesse, expliqua Floria. Nous avons une duchesse. »

Le vent siffla dans les aiguillons de l’aubépine. L’air froid sentait la merde et le sang, le chien et le cheval. Un grand silence s’empara de toutes les voix autour de Cendres, les hommes et les femmes à pied et à cheval se taisant, tous en l’espace d’une seconde. Les chasseurs sonnant la mort se turent. Tout le monde était silencieux, les poitrines ahanaient et les souffles empanachaient de blanc l’air glacé. Leurs visages rougis étaient emplis de stupeur.

Deux hommes d’armes portant la livrée d’Olivier de La Marche pénétrèrent sur des hongres bais par l’étroit passage entre les aubépines. La Marche lui-même les suivait. Il mit pied à terre, lourdement. Des hommes lui prirent ses rênes. Cendres tourna la tête au moment où le représentant bourguignon du duc passait devant elle, son visage ridé et sale, illuminé.

« Vous, dit-il. C’est vous. »

Floria del Guiz poussa le corps du cerf pour dégager ses genoux. Elle se remit debout. L’alaune noir roula à ses pieds. De la pointe de sa botte, elle l’écarta du corps du cerf blanc, et il gémit, le seul son dans tout ce silence. Elle regarda Olivier de La Marche en plissant les yeux, dans le pâle soleil d’automne.

Avec douceur et solennité, il lui demanda : « Qui a tué le cerf ? »

Cendres vit Floria se frotter les yeux avec des mains couvertes de sang et contempler les hommes derrière La Marche : tous les grands nobles de Bourgogne.

« Moi », dit-elle, d’une voix sans énergie. « C’est moi qui ai défait le cerf. »

Abasourdie, Cendres regarda sa chirurgienne. Le justaucorps et le haut-de-chausses en laine de la femme étaient crottés de boue, imbibés du sang de la bête, déchirés par les épines et les branches ; des brindilles s’accrochaient dans ses cheveux, sa coiffe disparue on ne savait où dans la folie de la chasse. Les joues de Floria rougirent de se trouver ainsi au centre de tous les regards ; et Cendres s’avança, pragmatique, reprit son épée et dit, sous couvert de ce mouvement : « Tu as des ennuis ? Tu veux que je te tire de là ?

— J’aimerais que tu le puisses. » La main de Floria se referma sur le bras de Cendres, peau nue contre le métal froid. « Cendres, ils ont raison. C’est moi qui ai tué le cerf. Je suis duchesse. »

Dans l’esprit de Cendres, ne retentit aucun son des Machines sauvages. Elle court le risque, chuchote dans un souffle : « Godfrey… est-ce qu’elles sont là ?

— Immense est la lamentation dans la maison de l’Ennemi ! Immense est la… »

Des voix furieuses le couvrent : des voix qui parlent comme parle l’orage, par grands flamboiements de fureur, mais elle n’en comprend rien : elles tempêtent dans la langue qu’employaient les hommes lorsque Gondebaud était prophète… et elles sont faibles, comme est faible l’orage, derrière l’horizon.

« Charles est mort, annonça Floria avec une totale conviction. Il y a quelques minutes. Je l’ai senti quand j’ai porté le coup mortel. Quand j’ai su. »

Le soleil, en dépit de sa faiblesse automnale, apporte à présent une chaleur perceptible sur la joue de Cendres.

« Le duc ou la duchesse de quelqu’un, souffla Cendres. Quelqu’un les… Quelqu’un les arrête à nouveau. Mais je ne sais pas pourquoi ! Je n’y comprends rien !

— Je n’en savais rien, avant de tuer le cerf. Et puis… » Floria regarda Olivier de La Marche, un homme massif en maille et en livrée, les armes de la Bourgogne dans le dos. « Je sais, désormais. Accordez-moi une minute, messire.

— C’est vous », répondit La Marche, désorienté. Il pivota pour faire face aux hommes et aux femmes qui se pressaient. « Non pas un duc, mais une duchesse ! Nous avons une duchesse ! »

Le fracas de leur hourra arracha le souffle du corps de Cendres.

Sa première pensée avait été qu’il s’agissait d’une manœuvre politique ; cette supposition s’envola dans le rugissement d’acclamations. Chaque visage, des piqueurs et paysannes jusqu’aux bâtards du duc, s’illuminait d’une joie qu’on ne pouvait feindre.

Et il y a quelqu’un qui… qui fait ce que pouvait bien faire Charles, ce qui peut bien retenir les Machines sauvages.

« Bon Dieu, grommela Cendres pour elle-même. En voilà qui ne plaisantent pas. Bordel, Florian !

— Moi non plus, je ne plaisante pas. »

Cendres lui demanda : « Raconte-moi. »

C’était un ton de voix dont elle avait souvent usé, au fil des ans, pour exiger de sa chirurgienne qu’elle fasse son rapport, exiger de son amie qu’elle lui confie ses pensées intimes ; et elle frissonna, à l’intérieur de son armure et de son matelassage, d’une pensée subite : Aurai-je jamais de nouveau l’occasion de parler de cette façon à Florian ?

Floria del Guiz baissa les yeux vers ses mains brun-rouge. Elle demanda : « Qu’est-ce que tu as vu ? Qu’est-ce que tu chassais ?

— Un cerf. » Cendres scruta le corps de l’albinos dans la boue. « Un cerf blanc, couronné d’or. Par moments, le cerf de saint Hubert[68]. Mais pas ceci. Pas avant la fin.

— Tu chassais un mythe. Je l’ai rendu réel. » Floria porta les mains à son visage et huma le sang qui séchait. Elle leva les yeux pour dévisager Cendres. « C’était un mythe, et je l’ai rendu assez réel pour que les chiens flairent son odeur. Je l’ai rendu assez réel pour qu’on le tue.

— Et cela fait de toi la duchesse ?

— C’est dans le sang. » La chirurgienne réprima un hoquet de rire, essuya de ses mains ses yeux humides, et laissa des traînées de sang en travers de ses joues. Elle s’approcha encore de Cendres qui, debout, baissait les yeux vers le cerf, qu’aucun piqueur n’approchait pour le servir.

De plus en plus nombreux, les gens de la chasse gravissaient la colline en chancelant jusqu’à la clairière bordée d’aubépine, au pied du piton.

« C’est la Bourgogne, déclara enfin Floria. Le sang des ducs coule en chacun de nous. Qu’il soit fort ou qu’il soit dilué. Peu importe jusqu’où l’on peut voyager. On ne peut jamais y échapper.

— Ben voyons. Tu as tout d’une altesse royale, toi. »

Le sarcasme ramena Floria à un peu d’elle-même. Elle sourit à Cendres avec malice, secoua la tête et toqua d’une phalange contre le harnois milanais. « Je suis une pure Bourguignonne. Apparemment, c’est ce qui compte.

— Le sang royal. Bien. » Cendres rit, faiblement, sous l’emprise du même soulagement irrésistible, et tendit un doigt couvert d’acier vers le cadavre du cerf. « Il a l’air plutôt minable, ton miracle, pour un miracle royal. »

Le visage de Floria parut se tendre. Elle jeta un coup d’œil vers la foule croissante, qui attendait en silence. Le vent vrombit à travers l’aubépine. « Non. Tu n’as pas compris. Les ducs et duchesses de Bourgogne n’accomplissent pas de miracles. Ils les empêchent de se produire.

— Les empêchent…

— Je le sais, Cendres. J’ai tué le cerf, et à présent, je sais. »

Cendres rétorqua, sarcastique : « Dénicher un cerf, hors saison, dans une forêt dépourvue de gibier, ce n’est pas un miracle ? »

Olivier de La Marche s’approcha du cerf de quelques pas. Sa voix éraillée par les batailles déclara : « Non, Damoiselle capitaine, ce n’est pas un miracle. Le véritable duc de Bourgogne – ou, à ce qu’il semble désormais, la vraie duchesse – peut localiser le mythe de notre Bête héraldique, le cerf couronné, et, de là, invoquer ceci. Ce n’est pas un miracle, mais du concret. Une véritable bête, de chair et de sang, comme vous et moi le sommes.

— Laissez-moi. » La voix de Floria était dure. Elle fit signe au noble bourguignon de reculer, levant vers lui des yeux brillants. Il courba un instant la tête, puis regagna les abords de la foule et attendit.

En le regardant se retirer, Cendres eut l’œil attiré par de la couleur. Bleu et or. Une bannière tanguait au-dessus des têtes de la foule.

La honte au front, le sergent de Rochester émergea d’un pas pesant pour venir se placer auprès de Cendres avec sa bannière personnelle. Willem Verhaecht et Adriaen Campin se frayèrent un passage jusqu’au premier rang, leur visage adoptant d’identiques expressions de soulagement en la voyant ; et la moitié des hommes derrière eux provenaient de la lance d’Euen Huw et de celle de Thomas Rochester.

Au milieu de tout son trouble, Cendres eut conscience d’un ardent soulagement. Il n’y a pas eu d’assaut contre le camp wisigoth, alors. Ils sont vivants. Merci, Jésus.

« Tom… Où sont passés ces enfoirés de Wisigoths ? Qu’est-ce qu’ils foutent ? »

Rochester débita sa réponse : « À une portée de flèche d’ici, environ. Un messager est arrivé. C’est la panique parmi leurs officiers, on sait pas pourquoi, patronne… »

Il s’interrompit, le regard toujours braqué sur la chirurgienne de la compagnie.

Floria del Guiz s’agenouilla auprès du cerf blanc. Elle toucha la déchirure de sa robe blanche.

« Du sang. De la viande. » Elle éleva ses mains vers Cendres. « Ce que font les ducs… ce que je fais… n’est pas une qualité négative. Cela crée, cela… préserve. Cela préserve ce qui est vrai, ce qui est réel. Que ce soit… » Floria hésita et ses mots sortirent avec lenteur : « Que ce qui est réel soit la lumière dorée des forêts bourguignonnes, ou la splendeur de la cour, ou le vent âpre qui pince les mains du paysan en train de nourrir ses porcs en hiver. C’est le roc sur lequel se fonde ce monde. Ce qui est réel. »

Cendres se dépouilla de son gantelet et s’agenouilla auprès de Floria. Le pelage du cerf était encore chaud sous ses doigts. Aucun battement de cœur : le sang de sa blessure mortelle avait cessé de couler. Au-delà du corps, pas de fleurs, mais la boue du sol. Au-dessus de Cendres, pas de roses, mais des épineux hivernaux et du sorbier.

Changer le miraculeux en ordinaire.

Cendres dit lentement : « Tu maintiens le monde tel qu’il est. »

En levant les yeux vers le visage de Floria, elle y surprit du tourment.

« La Bourgogne aussi a sa lignée. Les Machines ont créé l’enfant de Gondebaud, expliqua Floria del Guiz. Et ceci est l’opposé. Les Machines recherchent un miracle pour éradiquer le monde, et moi… je le maintiens sûr, certain et concret. Je le conserve tel qu’il est. »

Cendres prit les mains froides et humides de Floria entre les siennes. Elle ressentit un retrait immédiat, qui n’était pas physique, rien que Floria qui lui jetait un regard pour demander : Que va-t-il se passer, maintenant ? Tout a changé entre nous.

Misère du Christ. Duchesse.

Lentement, les yeux rivés sur le visage de Floria, Cendres dit : « Elles ont été obligées de créer une Faris. Afin de pouvoir attaquer la Bourgogne par la seule méthode avec laquelle on peut l’attaquer : sur un plan physique, militaire. Et quand la Bourgogne sera éliminée… alors, elles pourront employer la Faris. La Bourgogne n’est que l’obstacle. Parce que l’Hiver ne couvrira pas le monde entier… ne nous couvrira pas ici, pas tant que la lignée du duc empêchera la Faris d’accomplir un miracle.

— Et désormais, il n’y a pas de duc, mais il y a une duchesse. »

Cendres sentit les mains de Floria trembler entre les siennes. La couverture brumeuse se dégagea, le soleil blanc d’automne projetant les ombres des épines avec netteté et vigueur sur la boue. À cinq pas au-delà du corps étendu du cerf blanc, des rangées et des rangées de gens attendaient avec patience. Les hommes de la compagnie du Lion observaient leur commandant, et leur chirurgienne.

Floria, les yeux plissés face à l’éclat soudain du soleil, reprit : « Je fais ce que faisait le duc Charles. Je préserve, je nous conserve dans le quotidien. Il n’y aura aucun miracle des Machines sauvages tant que je vivrai. »

Fin du tome 3

Composition Interligne.

Achevé d’imprimer sur Roto-Page

par l’imprimerie Floch à Mayenne,

en septembre 2004.

Dépôt légal : octobre 2004.

Numéro d’imprimeur : 61052.

ISBN : 2-207-25583-2

Imprimé en France.

128013



[1] A Remotely-Operated Vehicle : engin de plongée piloté par télécommande.

(N. d. T.)

[2] Trois heures du matin.

[3] Il n’est fait mention nulle part, dans les chroniques historiques conventionnelles, d’un siège de Dijon à l’automne 1476. Puisque les documents Fraxinus le dépeignent, on doit supposer qu’il s’agit de l’exagération, par Cendres ou des chroniqueurs wisigoths, d’un incident militaire mineur que l’Histoire a ignoré. La narration du Fraxinus s’interrompt en novembre 1476 : un hiatus sépare donc la fin du texte du Fraxinus et la présence de Cendres à la campagne de Nancy.

[4] Hoqueton : une tunique sans manche, descendant jusqu’aux genoux ou jusqu’aux cuisses, fréquemment ouverte sur les côtés, et portée avec une ceinture.

[5] Bombarde : le grand canon de siège, souvent limité à un ou deux tirs quotidiens de leurs boulets d’un quart de tonne. Les canons plus modestes – couleuvrines, serpentins et autres – assuraient un feu plus rapide.

[6] Probablement des légions wisigothes baptisées d’après les régions où leurs troupes avaient initialement été recrutées. À en juger par le texte, ces « légions » ressemblent au modèle antique par leur force (dans les trois à six mille hommes de la légion romaine à différentes époques), et sans doute par leur structure infanterie/cavalerie/auxiliaires, si l’on suppose que le rôle des auxiliaires est tenu par des esclaves wisigoths. Il n’y a cependant aucune mention d’une division de ces légions en cohortes ou centuries. Je soupçonne que la force de combat wisigothe ressemble par ailleurs à son modèle médiéval européen, mais avec quelques ajouts – les termes religieux, et quelques rangs – en accord avec leur conviction d’être les successeurs de l’Empire romain.

[7] Faris : cavalier, chevalier.

[8] Dans ce contexte, il s'agit sans doute des linges menstruels.

[9] « Machines sauvages ».

[10] Au nom du Christ Vert

[11] « Christ, porteur de lumière. »

[12] Le lever du soleil, six heures du matin.

[13] Vingt et une heures

[14] Fille d’un médecin astrologue, elle-même veuve avec trois enfants en bas âge, Christine de Pisan gagna sa vie comme écrivain professionnel. Elle produisit, parmi nombre d’autres ouvrages, Le Livre des Fais d’Armes et de Chevalerie (commencé en 1409), une révision de Vegetius et un manuel pratique de guerre très employé sur le champ de bataille par les grands capitaines de son temps. C’est probablement à ce livre d’elle que fait ici allusion le Fraxinus.

[15] Dernière partie du document « Fraxinus me fecit », présumé écrit aux alentours de 1480 (?).

[16] Le titre de cette partie fait allusion, avec un jeu de mots sur « siège », à un des épisodes du Cycle de la Table ronde où un siège vacant à la Table attendait celui qui accomplirait la quête du Graal. Le siège était mortel pour tout autre. Ce fut Galaad qui y prit place. (N. d. T.)

[17] « Jund » : Mercenaire

[18] Patronne

[19] Ouvrages de bois servant de protection au sommet des remparts.

[20] Bretèche : structure de bois édifiée sur les remparts pour permettre aux missiles et autres projectiles d’être lâchés par des trous dans le plancher.

[21] Le terme de « léopard » ou de « lionceau » (quand il y a plusieurs lions) serait plus correct ; le Fraxinus toutefois, préfère cet emploi moins orthodoxe. Cela reflète sans doute la dévotion religieuse de Cendres pour la « Bête héraldique » de son enfance : le mythique « Lion né d’une Vierge ».

[22] La partie massive des remparts, par opposition aux créneaux, les trous qui les séparent.

[23] Huit heures du matin

[24] À la bataille d’Azincourt (1421), une force anglaise d’environ six mille hommes (dont les cinq sixièmes étaient des archers) défirent plus de vingt-cinq mille cavaliers et fantassins français, anéantissant le cœur de la noblesse française sur une génération. On rapporte que l’armée anglaise d’Henry V déplora « quelques centaines » de pertes ; les Français comptaient six mille morts, et des prisonniers bien plus nombreux, qui durent verser une rançon.

[25] Au mois de novembre – le « blodmonath » ou « mois du sang », des Anglo-Saxons – l’usage voulait qu'on abatte pour leur viande tous les animaux, à part ceux réservés à la reproduction, afin de permettre aux communautés de survivre durant l’hiver.

[26] Tour de siège mobile, couverte de cuir, constituée d'un échafaudage sur quatre roues permettant d’atteindre le haut des remparts. (N. d. T.)

[27] Ce nom comporte une part de défi délibéré, l’orgueil étant pour l'esprit médiéval un péché cardinal – celui qui précède la chute.

[28] Petits engins de siège : des lanceurs de pierres qui fonctionnent en abaissant une poutre de bois avec une poulie et en utilisant cette tension comme ressort pour projeter les rochers.

[29] « Maître-ingénieur » : plus spécifiquement ici un ingénieur militaire de siège.

[30] Le texte du Fraxinus emploie ce terme sans discrimination avec enginur et enguigniur ; tous désignent un « ingénieur », au sens d’ingénieur de combat.

[31] Probablement une référence à l'anneau d'or au centre des cibles utilisées pour le tir à l'arc.

[32] « La roue de la Fortune ».

[33] À cette époque, au faîte de sa puissance, la Bourgogne se composait du duché de Bourgogne, du comté de Bourgogne (la Franche-Comté), des Flandres, de l’Artois, de Rethel, de Nevers, du Brabant, du Limbourg, du Hainaut, de la Hollande, de la Zélande, du Luxembourg, de la Gueldre, et – brièvement, en 1475 – du duché de Lorraine.

[34] C’est, dans les grandes lignes, ce qui se passa lorsque Charles le Téméraire mourut en 1477, sans avoir réussi à donner naissance à un héritier mâle, ni à arranger le mariage de sa fille, unique héritière, Marie. Si Charles avait vécu, il aurait pu accomplir son ambition de devenir un monarque européen.

[35] Charles le Téméraire, Lettres patentes de Thionville, 1473.

[36] La coutume de porter une épée sur des vêtements « civils » ne commence pas vraiment, en Europe occidentale, avant le XVIe siècle. En 1476, on porte normalement l’épée seulement avec une armure ou autre tenue de guerre. Porter un couteau, par contre, est une habitude universelle.

[37] Le roi de France, Louis XI.

[38] Frédéric III, empereur du Saint Empire romain germanique.

[39] Une corruption du texte, en ce point ? S’il est bien question de Saint-Pétersbourg/Leningrad, ce serait probablement un ajout dû à une autre main – Pierre le Grand n’a fondé la ville qu’en 1703.

[40] Il est intéressant de repérer ces endroits et les divers autres lieux géographiques mentionnés sur une carte de l’Europe et de la Méditerranée. En fait, ils dessinent un peu plus d’une moitié d’ellipse, dont la côte nord-est de la Tunisie serait le foyer hypothétique.

[41] Vers dix heures du matin.

[42] En fait, Charles de Bourgogne était né à Dijon en 1432.

[43] La sixième heure canoniale de la journée : midi.

[44] Manuscrit de Sible Hedingham, première partie (PR).

[45] Le début de cette phrase a été perdu, avec la partie manquante du manuscrit de Sible Hedingham.

[46] Mantelet : un écran protecteur qu’on peut déplacer pour permettre aux archers et aux arquebusiers d’avancer au plus près des remparts assiégés.

[47] La bavière est une défense en plate du bas du visage, qui couvre la bouche.

[48] Tour dominant la première cour intérieure d’une enceinte. (N. d. T.)

[49] Clous à quatre têtes, arrangés de telle sorte qu’une pointe est toujours orientée vers le haut, dans quelque sens que tombe le chardon.

[50] Dix-huit heures.

[51] Voir l’Apocalypse de saint Jean, chapitre 6.

[52] Je me demande s’il ne vaudrait pas mieux traduire cette expression par « énergie », ou même – pour un lecteur moderne – par « énergie solaire ». Voire même par « force électromagnétique » ? (PR)

[53] Cette description du texte original ressemble à une mort par déficience rénale, après une longue maladie. Bizarrement, dans notre histoire on ne rapporte la mort de Charles le Téméraire que deux mois plus tard, le 5 janvier 1477, et dans ce cas-là, de blessures fatales reçues sur le champ de bataille devant Nancy, en combattant les Suisses.

[54] Premier service de la journée, tenu à minuit.

[55] 1er novembre. Martyrisé au IIe siècle... à Dijon, par une assez curieuse coïncidence.

[56] « Rapports de situation.

[57] Sous-vêtements. Une couverture de maille doublée de tissu qui protégeait cette zone vitale.

[58] Une variété de chien de chasse.

[59] Le 14 septembre.

[60] Manuscrit « Sible Hedingham », deuxième partie.

[61] Avec la jusquiame noire, deux ingrédients d’un anesthésique récemment découvert par les fouilles du site de l’hôpital augustinien du XIVe siècle de Soutra, près d’Édimbourg. Une solution de galle de chêne servait à réveiller le patient après l’intervention chirurgicale.

[62] Déjections laissées par les animaux. (N. d. T.)

[63] Appel signalant le revoir du cerf. (N. d. T.)

[64] Ornementation en découpe sur le bord. (N. d. T.)

[65] D’après la description qu’en donne le texte, sans doute un chat sauvage.

[66] Une variété de chien de chasse.

[67] L’écorchage et le découpage cérémoniels de l’animal mort, souvent accomplis sur place.

[68] Saint Hubert (mort en 727 après J.-C.) est un des saints réputés avoir eu la vision d’un cerf qui portait une silhouette évoquant le Christ crucifiée entre ses bois.